Fil d'Ariane
Deux grandes forces semblent s'opposer : à l’Ouest le gouvernement nationale libyen de Tripoli et à l’Est l’Armée nationale libyenne. Mais la Libye ressemble plus à une mosaïque qu’à deux blocs bien définis.
Eclairage avec Jalel Harchaoui, doctorant à l’Université Paris 8, spécialiste de la Libye.
TV5MONDE : Pourquoi le maréchal Haftar est-il devenu l’interlocuteur privilégié de l’étranger ?
Jalel Harchaoui : En 2014, les étrangers ne considéraient pas le pays comme très important. Il fallait donc une solution simple pour régler les problèmes. Les étrangers ont fini par travailler avec un maréchal un peu caricatural avec un égo énorme et qui crée des incidents diplomatiques, qui refuse de faire des compromis et qui manque de pragmatisme. Ce maréchal a beaucoup déçu, agaçant ses amis égyptiens et émiratis. Si c’était la solution la plus simple, avec le temps, ils se sont rendu compte que c’était pourtant synonyme de prolongation du conflit.
Paradoxalement, on risque de se retrouver avec une situation très grave à l’Est. Parce que les divisions étaient cachées par la solution simpliste offerte par le maréchal. Il existe des fractures entre civils comme le président de la Chambre des représentants Aguila Salah Issa ou le Premier ministre de Baida et les autorités militaires de la LNA. Ces tensions vont rester. Maintenant on se rend compte qu’on a laissé pourrir la situation.
Pourquoi la situation a-t-elle changé ?
C’est une Libye très différente d’il y a 6 ou 12 mois. Le maréchal Haftar a déçu l’été dernier. Haftar devait livrer l’Ouest mais il est en difficulté à l’Est. Il n’a pas réussi à calmer l’insurrection à Benghazi qui dure depuis plus de 3 ans, Ajdabiya n’est pas résolu, Derna est en siège. Face à une situation qui piétine, les étrangers ont fini par entrer directement contact avec les gens de l’Ouest.
A partir du moment où les Etats ont commencé à prendre en compte les réalités, les complexités politiques du pays, ça a signé la fin du maréchal Haftar. C’est pour cela qu’aujourd’hui il n’y a pas un vent de panique dans les chancelleries. La France, les Emirats, la Russie, n’ont pas tout placé en Haftar car ils ont commencé à s’organiser. En cas de mort du Maréchal Haftar s’il restera une incertitude, des risques de violences, d’attentats ou de divisions, il ne devrait pas y avoir de déstabilisation de la Libye.
Y-a-t-il une réelle opposition entre deux camps, le Gouvernement d’union nationale à Tripoli et l’Armée nationale libyenne du maréchal Haftar ?
S’il y a une narration simple et binaire qui prévaut, en réalité, il n’y a pas deux camps en Libye mais plusieurs factions de chaque côté.
A l’Est la majorité des factions est plutôt loyale à l’Armée nationale libyenne du maréchal Haftar depuis mai 2014. Elles se sont ralliées à lui, plus par intérêt temporaire, que par loyauté idéologique.
A l’Ouest, il y a aussi plusieurs factions. Certaines sont associées à l’effort militaire d’Haftar, alors que d’autres sont considérées comme des terroristes par ce même Haftar. Et parmi ces factions là aussi, la situation est complexe car certaines pointées du doigt comme terroristes se sont illustrées sur le terrain par leur combat contre le terrorisme.
Il y a enfin une influence étrangère de pays comme l’Egypte, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et d’une certaine façon, la France, qui jouent un grand rôle sans que cela explique toutes les problématiques. Je pense aux Emirats arabes unis, à l’Egypte, à l’Arabie saoudite. Ces Etats étrangers ne s’intéressent qu’à certains clivages et ignorent beaucoup d’autres qui sont internes aux problèmes des affaires libyennes.
Pour eux, il y a deux problèmes principaux : la lutte contre les groupes terroristes et la lutte politique pour faire disparaître toute forme d’islam politique comme les Frères musulmans, y compris modéré à l’intérieur du pays.
Ce qui est fascinant, c’est que les ennuis de santé du maréchal Haftar interviennent au moment où ces puissances étrangères commencent à se tourner vers l’Ouest du pays.
Pourquoi les factions de l’Ouest sont-elles à présent des interlocuteurs viables ?
Parce qu’il y a eu d’énormes progrès réalisés dans cette partie de la Libye.
D’abord en termes de sécurité il y a eu plusieurs succès sur le terrain contre les groupes djihadistes. Dans la capitale Tripoli, la situation sécuritaire a été rétablie depuis printemps 2017.
Ensuite, les Etats étrangers se sont résolus à parler avec des factions qu’elles prenaient auparavant pour des groupes terroristes. Les chancelleries ont développés des réseaux qui se sont révélés être fiables avec ces interlocuteurs.
A l’inverse, le retour de la paix à l’Est risque de poser problème à un pouvoir militaire qui trouve sa légitimité dans les campagnes armées. S’il reste un problème de terrorisme réel, il est devenu diffus. Maintenant qu’il n’y a plus de confrontations insurrectionnelles, les groupes et les tribus locales qui avaient intérêt à s’associer à Haftar, pour ses liens avec l’étranger, se posent la question : va-t-on pouvoir décider de notre destin ? D’un seul coup, des lignes de fractures cachées pour des raisons de pragmatiques, sont revenues à la surface.
Une transition démocratique est-elle envisageable ? Ghassan Salamé, l’envoyé spécial de l’ONU travail à une révision constitutionnelle pour mettre en place des élections présidentielles et législatives.
Je préfère rester sceptique sur ce point. A mon avis, ce n’est pas pour tout de suite, d’abord pour des questions logistiques. Ensuite, si historiquement, les Etats étrangers étaient plutôt favorables à des élections lorsqu’ils avaient cette figure symbolique et pratique qu’était le maréchal, ils vont probablement beaucoup moins en parler maintenant. Le retard du processus va se matérialiser.
En revanche, si le successeur de Haftar finit par être relativement accepté par son propre camp, le processus des élections pourrait avoir lieu en 2019, mais ce n’est qu’une interprétation personnelle.