Fil d'Ariane
Conférence conjointe avec le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le président tunisien Kaïs Saïed, la Première ministre italienne Giorgia Meloni, au palais présidentiel de Carthage, dimanche 16 juillet. Présidence tunisienne via AP.
L'Union Européenne a signé un « partenariat stratégique » sur l’immigration avec la Tunisie de Kaïs Saïed ce dimanche 16 juillet. Dans un contexte d'explosion xénophobe dans le pays, l'Europe a maintenu malgré tout son objectif de lutte contre l'immigration clandestine, en faisant de Tunis son intermédiaire. Analyse.
Après une première visite le 11 juin, la seconde est la bonne : l’Union Européenne et la Tunisie ont signé dimanche 16 juillet un « partenariat stratégique » sur l’immigration. L’accord s’est conclu lors d’une visite de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, de la cheffe du Conseil des ministres italien Giorgia Meloni et du Premier ministre néerlandais Mark Rutte à Tunis.
Officiellement, les cinq piliers de cet accord sont « la stabilité macro-économique, le commerce et les investissements, la transition énergétique verte, le rapprochement entre les peuples, la migration ». Il propose par exemple une extension du programme de mobilité universitaire Erasmus ou des investissements dans les énergies renouvelables. Mais en réalité, comme le notent de multiples observateurs tunisiens et comme l’ont appuyé les participants eux-mêmes, l’enjeu principal est le dernier cité : la question migratoire.
Giorgia Meloni, cheffe d’un gouvernement d’extrême-droite en Italie, a ainsi salué « une nouvelle étape importante pour traiter la crise migratoire de façon intégrée ». L’Italie est le premier pays européen vers lequel arrivent les migrants qui partent clandestinement de Tunisie, qu’ils soient Tunisiens ou subsahariens. Selon les chiffres de Rome, ils étaient 32 000 au total en 2022, avant une forte augmentation en 2023.
Les conditions précises de l’accord sont tout d'abord restées floues. Les détails d'application devraient être connus au cours des discussions entre pays à venir. Les journalistes tunisiens et des organisations de la société civile regrettent en tout cas une conférence de presse qui ne leur était pas accessible, et un manque de transparence de la part des autorités tunisiennes, dans un contexte de recul de la liberté de la presse.
Et surtout, le contexte tunisien au moment de la signature interpelle : à peine quelques jours plus tôt, le pays était épinglé par des ONG internationales pour ce qui constitue d’après certaines « un crime de masse » raciste, selon les mots de l’Organisation mondiale contre la torture (une coalition d'organisations internationales, dont l'un des trois bureaux se situe à Tunis). En particulier, des centaines de migrants ont été déportés dans le désert dans le sud du pays, sans eau, nourriture ou abri. Après la mort d’un Tunisien, des personnes subsahariennes ont aussi été expulsées ou violentées à Sfax, une ville portuaire du sud-est, centre économique important du pays.
D'après la conférence de presse conjointe, le contexte de montée de la xénophobie et du racisme en Tunisie ne semble avoir été évoqué qu’indirectement au cours de la visite européenne. 105 millions d’euros vont être dédiés par l’UE au contrôle des frontières tunisiennes, dans le cadre d’une coopération « sur la gestion des frontières, la lutte contre la contrebande, le retour et la résolution des causes profondes, dans le plein respect du droit international », selon Ursula von der Leyen.
Pour le chercheur tunisien Hassen Boubakri, spécialiste des migrations, ce silence peut s’expliquer par un calcul cynique, qui conduirait l’Europe à insinuer : « Acceptez d’être une plateforme d’accueil, renforcez vos frontières, et on fermera les yeux sur ces atteintes aux droits des migrants, surtout s’ils restent chez vous. »
Plusieurs dizaines d'organisations internationales dénoncent, dans un communiqué le 14 juillet, le fait que ce climat délétère pour les migrants subsahariens en Tunisie s’explique aussi en partie par des décisions européennes, dans le cadre d’une politique d’externalisation des frontières. Elle consiste à déléguer à des pays tiers voisins le contrôle des migrations à destination de l'Europe. C’est ce qu’Hassen Boubakri pointe en évoquant ces responsabilités : « Sans dédouaner les autorités tunisiennes, la situation à laquelle nous sommes arrivées reste liée aux politiques européennes, destinées à fermer les frontières ».
« Aujourd’hui, la Tunisie n’a pas les capacités d’être une société de transit ou d’immigration. Nous n’avons pas les moyens, la volonté, du gouvernement ou de la population, pour cela », décrit le chercheur.
La fermeture croissante des frontières européennes, ajoutée aux refoulements des migrants depuis l’Algérie, a conduit un nombre grandissant de migrants subsahariens à rester bloqués en Tunisie, au lieu de rejoindre l’Europe. Face à des déclarations toujours plus violentes des autorités et un racisme anti-Noirs présent chez une partie de la population tunisienne, ce cocktail explosif a donné lieu à des explosions de violences depuis le mois de février, atteignant même des Subsahariens en situation régulière.
« Nous devenons un pays d’installation par défaut. Or, la Tunisie n’a pas été capable de créer un système de protection, que l’Union Européenne aussi aurait dû essaimer ici. De plus, la police tunisienne fait tellement bien son travail de garde-côte des frontières européennes que beaucoup de gens qui essayent de partir sont interceptés. Mais à leur retour, nous n’avons pas de système d’accueil prévu pour les prendre en charge », développe Hassen Boubakri. Pour lui, la Tunisie devrait demander une amélioration de la liberté de circulation dans la région méditérannénne, et des fonds alloués au développement pour mieux y faire face.
La Tunisie comme « pays sûr » ?
Cette situation pose d’autant plus problème que des migrants arrivés en Europe, à qui l’UE a refusé l’asile, pourraient bientôt être renvoyés vers la Tunisie après avoir traversé le pays. Le pacte sur la migration et sur l’asile, signé par l’Union Européenne le 8 juin, comporte en effet la notion controversée de « pays tiers sûrs ».
La Tunisie pourrait à terme faire partie de cette liste européenne, malgré l’opposition récente du président Kaïs Saïed à ce projet, réitérée dans le mémorandum signé ce 16 juillet.
« Qui peut dire demain que la Tunisie est un pays sûr, alors que les Subsahariens sont déportés, agressés, pourchassés partout ? J’espère que la Tunisie ne tombera pas dans ce piège, sinon les tensions vont encore augmenter », avance Hassen Boubakri.
Pour l'instant, la liste n'est pas fixée, et l'expulsion pourrait dépendre de chaque pays membre. Après des désaccords, l’UE a en effet décidé que chaque État européen pourra décider si le simple transit par un pays constitue un lien suffisant pour renvoyer un migrant débouté de l’asile vers un État qui n’est pas le sien.
Ces mesures pourraient en réalité ne pas même être applicables : la Tunisie ne possède pas d’accords de ré-admission avec les pays subsahariens d’où viennent les migrants qui transitent par son territoire. Le chercheur juge illusoire l’aide européenne promise dans le mémorandum pour ces rapatriements, en l’absence de cadre juridique et légal. « Cela nécessite tout un processus de négociation qu’il faut entamer avec les pays subsahariens pour éventuellement signer ces accords. »
À l'instar d'associations locales, le chercheur critique donc la procédure qui entoure cette alliance : « C’est un partenariat inégal, forcé. Normalement, il y a de la coopération, des négociations, prenant en compte les intérêts de chacun. Là, il n’y a que l’argent. Peut-on même parler de partenariat ? Ce sont des diktats ».
Sur le plan financier, l’Union Européenne a réitéré sa proposition d’« assistance macro-financière de 900 millions d'euros », un prêt toujours conditionné à l’obtention d’un accord entre la Tunisie et le Fonds monétaire international (FMI). Dans l’impasse depuis plusieurs mois, cet accord permettrait à la Tunisie de sortir la tête de l’eau après des mois d’aggravation d’une crise économique protéiforme - au prix de la restructuration ou de la privatisation d’entreprises publiques, et de la suppression de subventions étatiques sur des produits de base.
En attendant, l’UE propose une aide budgétaire directe de 150 millions d'euros, pour éviter l’effondrement économique du pays, et ses conséquences sur l’Europe voisine.