Fil d'Ariane
Feux, fièvres, forêts. Quelle curieuse trinité que ce titre du premier roman de Marie Ranjanoro, paru chez Laterit en mars 2023. Au premier abord, rien ne semble indiquer que cette fiction historique s’inscrit dans l’histoire tragique de l’insurrection anticoloniale du 29 mars 1947 à Madagascar, pays où est née l’autrice plus de quarante ans après les événements.
En quatrième de couverture, l’éditeur donne la clé de l’énigme que l’historien de Madagascar aura sans doute décrypté et, faut-il l’espérer, peut-être ses contemporains malgaches d’ici ou d’ailleurs : celle des redoutables "généraux" Afo, Tazo, Hazo, respectivement le feu, la fièvre, la forêt, qui sans combat ont couvert la fuite des insurgés de 1947, les Fahavalo.
À Madagascar, où elle a passé son enfance et sa scolarité jusqu'au baccalauréat, Marie Ranjanoro était demandeuse d'un récit de cet épisode traumatique de l'histoire de Madagascar. Malheureusement, ce n'est pas le lycée français où elle étudiait qui comblera ce désir. Ni même sa propre famille. "C'est un sujet dont on ne parle pas au sein même des familles à Madagascar. Il a fallu que j'écrive ce livre pour que ma grand-mère me raconte qu'elle se souvenait de 1947 et comment elle l'avait vécu. Il y a vraiment un sujet de silence intergénérationnel".
Fahavalo, insurgés, c’est un autre nom malgache à retenir, que l’ordre colonial français a réservé à ses ennemis combattants sur la Grande Île. Courage, fuyons aurait pu être le mot d’ordre de ses derniers, hommes, femmes et enfants compris, face à la barbarie à l’œuvre d’une répression qui va faire des dizaines de milliers de morts malgaches. Avec cette citation en exergue : "Oui, nous nous sommes soumis, nous avons fui, nous nous sommes terrés, cachés, comme des bêtes dans la forêt. Mais c’est eux qui ont eu peur".
Insurrection de mars 1947 à Madagascar
Le 29 mars 1947, plus d'un demi-siècle après l'annexion de Madagascar par la France en 1896, une révolte éclate à l'est du pays contre des colons français et un camp militaire à Moramanga. Au sortir de la Seconde guerre mondiale dans laquelle des Malgaches ont combattu pour la France en Europe, la population veut en finir avec le joug colonial qui ne s'est pas desserré malgré des promesses d'émancipation faites avant la guerre.
La rébellion s'étend dans la région orientale pendant 21 mois, le pouvoir colonial français va mener une répresion atroce, dans les villages suspectés d'abriter ou de pactiser avec les rebelles. La population malgache fuit dans la forêt pour se réfugier mais va y mourir dans des conditions terribles. Le bilan s'élève à plusieurs dizaines de milliers de morts parmi les Malgaches, hommes, femmes ou enfants, tués ou morts de faim et de maladies durant leur exil. Les chiffres avancées par différents historiens oscillent entre 20 000 et plus de 100 000 morts.
Point de cours d’histoire ici, mais un roman féministe et décolonial, selon Marie Ranjanoro qui souligne que "la violence sexuelle émaille toute l'histoire coloniale". La fiction fait cohabiter une galerie de figures, celle de deux filles inséparables, Ivo et Voara nées du fleuve et de la forêt, celle du "pacificateur", le jeune officier français Pierre Gallois d’Haurousse, celle du défenseur de l’Empire, le tirailleur sénégalais Amoulyakar Sow. Issue de la tradition orale et ancestrale malgache, une femme insurgée suscite crainte et admiration, Telonono ou celle qui a trois seins, une "sorcière"malgache d'après l'administration coloniale française.
Marie Ranjanoro brille par ce premier roman en résonance des luttes traversant nos sociétés contemporaines française comme malgache, des luttes qu’elle mène à n’en pas douter. Née en 1990, cette diplômée de Sciences-Po Aix-en-Provence semble sortir des sentiers battus, à l’image de son thème de mémoire sur les zombies. Fruit d’une longue amitié depuis l’adolescence, elle co-réalise avec Hoby Ramamonjy le bien nommé podcast féministe francophone Basy Vavy, femme fusil en malgache, où les deux jeunes femmes veulent "renouer avec leur identité malgache matrilinéaire". Cette fois-ci, à travers son roman, Marie Ranjanoro veut "réhabiliter les renin-jaza [NDLR, littéralement mère des enfants], des femmes sachantes qui opèrent les avortements et les naissances et dont le rôle social a été dévoyé par la colonisation, puis l'évangélisation et ensuite le capitalisme"
Marie Ranjanoro a de la suite dans les idées. Sa rencontre avec une œuvre cinématographique va être décisive, le film documentaire de Marie-Clémence Andriamonta-Paes, "Fahavalo, Madagascar 1947". Soucieuse de transmettre l’histoire de Madagascar à travers l’oralité et la tradition, cette réalisatrice, productrice et éditrice raconte la naissance du projet littéraire dans un cinéma du quartier latin à Paris. "L’une des projections-débats de Fahavalo à l’Espace Saint-Michel était consacrée à la transmission de cette histoire aux jeunes générations avec un groupe de jeunes activistes malgaches. Marie Ranjanoro en faisait partie. Elle m’a fait part de son désir d’écrire et je l’ai prise au mot", raconte la cofondatrice avec son mari César Paes de Laterit.
Cinéma : un documentaire sur l'insurrection malgache contre le système colonial
En novembre 2022, une campagne de soutien sur une plateforme en ligne dépasse ses objectifs de commande en prévente en l’espace de huit jours. Appuyé par un élan collectif, engagé dans un travail de mémoire, viscéralement féministe, « Feux, fièvres, forêts » apporte une nouvelle pierre dans la réappropriation de l’histoire de l’insurrection du 29 mars 1947 par les jeunes générations malgaches. Marie Ranjanoro se réjouit déjà des premiers retours de son roman, notamment à Madagascar. "C'est surtout les jeunes qui sont enthousiastes. Des gens de ma génération voire plus jeunes qui ont cette soif de se reconnecter avec l'histoire de 1947".
Une séance de diffusion du film Fahavalo, Madagascar 1947 se tient vendredi 31 mars 2023 à l'Espace Saint-Michel, Paris 5e, à 20H et sera suivi d'un échange avec la réalisatrice Marie-Clémence Andriamonta-Paes et l'écrivaine Marie Ranjanoro qui dédicacera son livre.
Voir aussi : Madagascar : la difficile réconciliation entre Malgaches et Sénégalais