Fil d'Ariane
Quand on parle du grand écrivain bilingue malgache Jean-Joseph Rabearivelo, beaucoup pensent à la figure du « poète maudit » qui s’est suicidé le 22 juin 1937, à 34 ans, après avoir éloigné sa famille, consigné ses dernières notes dans ses Calepins bleus, le journal des cinq dernières années de sa vie. Dans une biographie riche et documentée, sobrement intitulée « Jean-Joseph Rabearivelo. Une biographie », publiée par CNRS Editions, Claire Riffard, responsable de l’équipe Manuscrits francophones au sein de l’ITEM, l’Institut des textes et manuscrits modernes, nous fait découvrir ce destin exceptionnel. Entretien.
« On s’intéressera, plus tard, terriblement à moi – ne serait-ce que parce que j’aurai été un fameux précurseur ! Une petite manière de vengeance sur ce siècle – sur ce temps – sans foi et ingrat. Le mien. J’aurai ma légende. Une légende qui sera à souhait grossie et, à souhait aussi, à grands coups d’érudition, ramenée à ses justes proportions… » Telle est la prédiction de Jean-Joseph Rabearivelo, les mots qu’il a lui-même consignés dans ses Calepins bleus, le journal des cinq dernières années de sa vie. Au vu des travaux qui entourent son œuvre prolifique, l’histoire semble lui donner raison.
Jean-Joseph Rabearivelo est né le 4 mars 1903 à Tananarive, l’actuelle capitale malgache, d’un père qui ne l’a pas reconnu à sa naissance et d’une mère qui avait tout juste 17 ans, et qui est issue de la vieille aristocratie merina des Hauts-Plateaux, située dans le centre du pays. La déclaration de naissance est faite par l’oncle maternel Eugène et son épouse. Le jeune Jean-Joseph Rabearivelo grandit entouré par sa mère et son oncle maternel. Ce qui lui permet de faire des études primaires et secondaires, qu’il arrête finalement à cause de son indiscipline. Il multiplie alors les petits boulots, mais il est très vite happé par une passion dévorante : la littérature.
TV5MONDE : Vous dirigez l’équipe Manuscrits francophones au sein de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), qui a déjà publié en 2010 et 2012, les œuvres complètes de Jean-Joseph Rabearivelo. Cette fois-ci, vous publiez sa biographie, en vous appuyant notamment sur ses Calepins bleus, le journal des cinq dernières années de sa vie. Quelle est la genèse de cette aventure, et à quel besoin répond cette biographie de celui qui a longtemps été considéré comme « un poète maudit » ?
Claire Riffard, ingénieure de recherche à l'ITEM : Derrière cette biographie se cachent en effet plusieurs livres ! Les livres de Rabearivelo lui-même, bien sûr, tout au moins ceux qui étaient disponibles au commencement de cette recherche, c’est-à-dire essentiellement ses recueils de poèmes Presque-Songes (1934) et Traduit de la nuit (1935), et ses deux romans historiques, publiés à la fin du 20ème siècle, L’Interférence et L’Aube rouge. Mais derrière ces livres, était caché un ensemble bien plus riche encore, les archives de l’écrivain, conservées dans une malle de tôle bleue par ses enfants, Solofo, Noro, Mboahangy. Dans ces archives, mises à disposition avec une immense générosité, des milliers de pages manuscrites, dont un cahier de bouillon extraordinaire, le manuscrit bilingue de Presque-Songes et Traduit de la nuit. Et un ensemble de quatre volumes reliés en cuir bleu-nuit : les Calepins bleus, le journal intime du poète. 1800 pages. Un trésor.
Dans les Œuvres complètes, qui sont le fruit d’un travail collectif universitaire, franco-malgache, mené de 2008 à 2012, nous avons cherché à savoir comment Rabearivelo écrivait, comment s’est fabriquée son œuvre à l’interférence des langues ; en utilisant les outils de la génétique des textes. Dans cette biographie, je voulais répondre à une autre question : « Pourquoi a-t-il écrit ? Et pourquoi en deux langues ? Qu’est-ce qui portait cette vie ? Qu’est-ce qui alimentait cette flamme ? » Il y a vraiment quelque chose d’énigmatique dans cette vie fulgurante.
TV5MONDE : Dans votre livre, l’on apprend que Jean-Joseph Rabearivelo est né d’un père inconnu et d’une mère issue d’une des grandes familles de l’aristocratie malgache des Hauts-Plateaux. Qu’en est-il exactement ? Dans quel contexte grandit le jeune garçon et pourquoi a-t-il été confié par sa mère à son oncle maternel ?
Claire Riffard : Rabearivelo est l’héritier d’une famille de la haute noblesse merina, qui a donné à Madagascar des figures célèbres, notamment de pasteurs protestants. Mais les heurts de l’histoire récente, l’irruption de la France coloniale au sein de ce monde-là, a fait voler les équilibres lentement acquis. La famille de Rabearivelo avait d’un autre côté été progressivement écartée du pouvoir par des renversements d’alliance au sein même du pouvoir monarchique malgache.
La mère de Rabearivelo est donc tout à fait démunie à sa naissance
Claire Riffard, auteure de « Jean-Joseph Rabearivelo. Une biographie »
La mère de Rabearivelo est donc tout à fait démunie à sa naissance. Elle a 17 ans, elle gagne sa vie comme dentellière au village, et le père, lui aussi membre de cette élite à la fois culturelle et politique (de l’ancien monde), ne reconnaît pas l’enfant. Rabozivelo est donc contrainte de confier son fils à son frère, qui va prendre en charge son éducation en ville, épaulé par sa femme Rahozalia ; c’est elle qui inscrit le jeune Rabe à l’école, et puisqu’elle est catholique, elle choisit les Frères des Écoles chrétiennes.
TV5MONDE : Excellent élève à l’école primaire, Jean-Joseph Rabearivelo a une scolarité plus chaotique dans le secondaire qu’il finit par quitter vers l’âge de 16 ans, pour exercer différents petits boulots. Pourtant, il écrit des articles pour les pages culturelles de la revue « Le Moissonneur » dès 1918, il a alors 15 ans ! Comment l’expliquez-vous ?
Claire Riffard : Rabearivelo a d’abord révéré l’école, comme les rares élèves malgaches qui pouvaient y prétendre à cette époque et qui en mesuraient tout le privilège, puis il l’a subie à mesure que grandissait sa déception face à l’étroitesse des enseignements, aux lectures imposées, aux brimades. Il finit par trouver bien davantage d’agrément aux longues causeries menées avec ses amis sur les hauteurs de la ville, une cigarette au bec et un poème en bouche, qu’aux leçons des salles de classe. C’est certainement par amitié qu’un journaliste de gazette témoin de ces lectures impromptues lui aura pris son premier poème, en malgache, dans ce journal improbable qu’était Le Moissonneur, plutôt réservé aux informations agricoles.
Mais pour Rabearivelo, ce qui importait c’était d’être imprimé ! Il récidive dans la gazette médicale Vakio ity, du docteur Villette, qui va accueillir dans ces années 1920 des textes de lui souvent loufoques, des poèmes de circonstance, des chroniques potaches, tout un ensemble très fantaisiste, bien loin de la figure tragique que l’on connaît ; Rabearivelo était un joyeux luron ! Par ailleurs, il a connu en écrivant pour cette gazette la poétesse Anja-Z et lui envoie des clins d’œil par presse interposée, en lui écrivant parallèlement en secret de torrides poèmes d’amour que nous avons retrouvés dans les archives.
TV5MONDE : Dès le début des années 1920, certains poèmes en français de Jean-Joseph Rabearivelo sont des dédicaces aux poètes français qu’il admire comme Ronsard, Baudelaire… Ses premiers parrains en littérature sont Français. Et dans le même temps, il fréquente des nationalistes malgaches comme Jean Ralaimongo. Il fait le choix de publier en français et en malgache, à une époque où le bilinguisme fait peur aux autorités coloniales. Comment JJR est-il parvenu à réaliser ce grand écart ?
Claire Riffard : On pourrait dire de Rabearivelo qu’il avait « deux amours », son pays et Paris, comme Joséphine Baker ! Il a toujours professé une intense admiration pour la littérature française, et pour cette « langue qui parle à l’âme, tandis que la nôtre murmure au cœur ». Une part de sa poésie est un hommage à cette littérature française du 19ème et du début du 20ème siècle qu’il admire, et qu’il connaît grâce au service du courrier maritime qui relie en trois semaines la métropole à sa lointaine colonie et qui l’approvisionne en revues, journaux, ouvrages récemment parus.
Mais en même temps il se fraie un chemin vers une poésie en langue malgache, une poésie habitée par les images et les rythmes de la poésie traditionnelle mais qui soit également une poésie moderne. Je pense que le bilinguisme de sa production s’explique par cette volonté de provoquer une rencontre entre deux modernités, celle qui s’expérimente en France et en Europe et qu’il découvre avec avidité, et celle qu’il tente avec ses amis d’inventer dans sa ville, Tananarive, dans son monde à lui, avec ce qu’il sait des traductions littéraires de son pays et des quêtes politiques, voire nationalistes, de son temps.
TV5MONDE : En 1926, Jean-Joseph Rabearivelo épouse Marguerite Rabako avec qui il aura au total 5 enfants. Pourtant, il a continué à avoir une vie sentimentale très riche, en plus de ses addictions aux jeux et à l’opium. Pouvez-vous nous dire qui était Marguerite Rabako, qu’on appelait aussi Mary Rabako ? Comment a-t-elle vécu cette vie personnelle plutôt tourmentée de son mari ?
Claire Riffard : L’épouse de Jean-Joseph est une personne magnifique. Elle a laissé un souvenir très vivant à ses petits-enfants, même ses recettes de cuisine se sont transmises. Sur les photos familiales, on l’observe souvent cachée derrière quelque chose, derrière un arbre de la cour ou une plante, cachée derrière son sourire doux et ses cheveux. Elle a soutenu son époux avec abnégation, acceptant de porter sans relâche ses billets de poète et même ses mots d’amant.
Rabearivelo rend hommage dans les Calepins bleus à son immense patience. Mais il est une facette récemment découverte de cette jeune femme qui m’a beaucoup émue. Avec Helihanta Rajaonarison, présidente du Musée de la Photo [à Tananarive, NDLR], et Tsiory Randriamanantena, son directeur, nous avons pu identifier le visage de Mary sur des plaques de verre issues de l’atelier photographique de l’oncle de Mary, Ramilijaona. Mary venait en effet d’une famille de photographes d’un grand talent, sans doute les meilleurs de Madagascar.
Et non seulement elle a encadré les photos, exhaussé les couleurs et participé activement à la vie de l’atelier, mais elle a également pris la pose, à l’occasion de prises de vues en plein air. C’est saisissant ! la jeune femme effacée au bras de son époux se révèle, au sens propre, en pleine lumière. Au-delà de cet exemple particulier, les liens de Rabearivelo à la photographie sont d’ailleurs une piste très intéressante à poursuivre. On le voit ainsi posant en compagnie de ses amis pour le studio Ramilijaona ; il est seul à porter le lamba, l’habit traditionnel, tandis que ses amis choisissent le costume d’auxiliaire indigène. Tout un programme.
TV5MONDE : Au début des années 1930, Jean-Joseph Rabearivelo est l’auteur de nombreux écrits, mais il ne parvient pas à être publié ailleurs qu’à Madagascar. Et ce malgré ses collaborations avec des revues européennes, et même ses amitiés épistolaires avec René Maran, le poète français Fagus, l’écrivain américain Claude MacKay ou encore le Mexicain Alfonso Reyes. Comment l’expliquez-vous ?
Claire Riffard : Il est vrai que Rabearivelo n’a publié qu’une toute petite partie de sa production, qu’on estime à environ 10.000 feuillets (ce qui est énorme pour une si courte vie !). Mais il a tout de même réussi à se faire publier assez tôt. Son premier poème publié en vers français date de 1921, son premier recueil est édité dès 1924 à Tananarive. C’est aussi en 1924 qu’il entre comme correcteur à l’Imprimerie de l’Imerina, ce qui lui garantit un accès aisé au monde de la presse et de l’édition. Il se choisit des « parrains » français, comme Lucien Montagné, Pierre Camo, plus tard Robert Boudry…
Rabearivelo met tout en place pour pouvoir percer dans ce monde des lettres françaises de Tananarive, un tout petit monde mais si déterminant à ses yeux. Parallèlement, il tente de faire entendre sa voix à l’étranger, an-dafy [qui signifie en français outre-mer, NDLR], à tout prix, et il va dépenser une partie de son salaire pour entrer en correspondance avec tous ceux qui comptent dans le monde poétique francophone, de l’île Maurice (Robert-Edward Hart) jusqu’au Mexique ou en Italie (Lionello Fiumi).
À force d’insistance, une part de sa poésie est publiée dans des revues européennes, ses critiques paraissent dans la presse et ses pièces de théâtre, qui sont parfois des commandes de l’administration coloniale, connaissent des succès retentissants à Tananarive. Mais il faut reconnaître qu’il a été un romancier moins heureux.
TV5MONDE : En 1932, Jean-Joseph Rabearivelo publie un manifeste, qui a un certain retentissement, dans une revue locale. De quoi s’agit-il exactement ?
Claire Riffard : Ce manifeste, « Mitady ny very », qui signifie « à la recherche de ce qui était perdu », propose un mouvement double : de retour à des formes malgaches de poésie, et d’intégration d’éléments de renouveau venus de l’étranger. Il est publié dans un journal, Ny Fandrosoam-baovao, qui encourage en même temps les jeunes poètes à envoyer leurs textes à la rédaction, pour créer les conditions d’une effervescence créatrice. Cette envie d’une poésie nouvelle n’est pas portée seulement par Rabearivelo. Elle est née d’une énergie collective, celle des poètes Ny Avana Ramantoanina, Charles Rajoelisolo, d’autres encore.
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre
Jean-Joseph Rabearivelo, écrivain
Elle se concrétise dans des discussions interminables chez l’un ou l’autre, des débats sans fin à la terrasse des cafés ou dans les fumoirs, des polémiques dans la presse… Les résultats n’ont pas été suffisamment visibles sans doute au gré de Rabearivelo, qui se tourne ensuite vers des expériences plus extrêmes, plus personnelles, comme l’écriture quasi-simultanée du même poème en deux langues différentes (et ce sera Presque-Songes et Traduit de la nuit), ou la retraduction de poésie traditionnelle.
TV5MONDE : Jean-Joseph Rabearivelo s’est donné la mort avec du cyanure de potassium le 22 juin 1937, à 34 ans. Dans quel contexte et quelles circonstances ? Est-ce ce suicide qui fait de lui « un poète maudit » ?
Claire Riffard : En cette année 1937, le poète subit de violentes déceptions. Il est financièrement aux abois et cherche un poste stable, mais l’administration ne donne pas suite rapidement à sa candidature ; il souhaite participer à l’exposition des arts et techniques de 1937 à Paris, mais ce sera en vain. Il a des dettes de jeu, tente sans succès d’oublier l’alcool et l’opium. Il écrit à ses amis : « Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre ».
Et finalement, il va mettre en scène son suicide, « à la Chatterton » [Thomas Chatterton (1752-1770), poète anglais qui s'est suicidé à l'âge de 17 ans, NDLR] comme le soulignera plus tard son ami René Maran. Il place du poison – du cyanure – sur la table de chevet, près d’un poème manuscrit intitulé Dernier poème, et il s’allonge sur son lit, entouré de ses papiers. L’image est frappante, elle hantera littéralement Madagascar tout le siècle dernier. « Sex, drugs and rock & roll », voici comment on pouvait résumer sa vie ! Mais des publications récentes ont contribué à modifier cette image.
Je pense par exemple au roman L’Oragé, de Douna Loup, paru en 2015 [aux éditions Mercure de France, NDLR], qui raconte la vie amoureuse de Rabearivelo et d’Anja-Z, comme un roman, mais avec ce qu’il fallait de douceur pour en faire sentir toute la vérité. Ce roman a été traduit depuis en malgache par Johary Ravaloson sous le titre Hotsaka. Insensiblement, le portrait de Rabearivelo prend de l’épaisseur, de l’étoffe, tout comme son œuvre qui atteint maintenant les 3000 pages publiées, compte non tenu de certains manuscrits encore inédits, qui sont à consulter en ligne, sur le site de l’ITEM.