Dans sa préface, l’historienne et journaliste franco-tunisienne Sophie Bessis écrit : « Il manquait une pièce à l’abondante littérature consacrée depuis quelques années à l’étude des mouvances décoloniales. » C’est dire à la fois l’ambition de l’ouvrage et la place qu’y occupent les études décoloniales.
Si les études post-coloniales ont pour axe principal de recherches la compréhension des effets à long terme de la colonisation dans les anciennes colonies et dans les ex-métropoles telles que Paris, Londres ou Berlin, les études décoloniales offrent quant à elles une perspective plus globale et radicale. Ces dernières ambitionnent par exemple une revalorisation des savoirs indigènes, ainsi que la déconstruction de l’hégémonie épistémologique occidentale, c’est-à-dire la prétention de l’Occident à imposer un universalisme.
Comme le souligne la quatrième de couverture de cet essai, son ambition première est la suivante : « A rebours des thèses les plus établies, l’auteur balaye plus d’un demi-siècle d’histoire des idées et de textes fondateurs en Afrique, pointant les excommunications, dénonçant la confiscation de tout débat pluriel et le dévoiement du processus de décolonisation. Il souligne la nature profonde de la blessure : la présence au cœur même de la prétention décoloniale actuelle du sytème colonial, et une relégation perpétuelle à la réaction plaintive. »
L’auteur ouvre son analyse par la genèse du délit d’aliénation, et l’étude minutieuse de quelques-uns de ses mentors dont l’égyptologue et savant sénégalais Cheikh Anta Diop est l’un des représentants les plus éminents. « De livres en colloques, écrit l’auteur, il [Cheikh Anta Diop, NDLR] met alors en garde contre les relents de la soumission à l’Occident colonisateur, dont l’aliénation pathologique est le produit qu’il faut désinstaller pour aspirer à une vraie souveraineté. Il dénonce inlassablement les aliénés, ces « Nègres » pas très fondamentaux et les faussaires de la renaissance africaine. » L’aliénation ici est conçue comme « une forme de perdition, de haine de soi, de complexe. »
Et s’agissant de Cheikh Anta Diop, dont les travaux firent grand bruit en ce milieu des années 50, Elgas nous rappelle qu’à l’époque, les imprécisions ou les approximations dans ses recherches ne pesaient pas lourd face à l’urgence de « la justice contre l’ogre colonial encore fort, orageux et qui cherche à bâillonner au prix d’autres outrances franchement racistes […] ».
Autrement dit, le combat contre l’ordre colonial pouvait justifier l’absence de rigueur scientifique. Et d’une certaine manière, tous ceux qui ne ralliaient pas cette lutte pouvaient s’exposer à l’accusation d’aliénation et donc à un procès en illégitimité, voire à l’excommunication.
D’ailleurs, nous rappelle opportunément Elgas, de nombreuses écoles de pensée feront les frais de cette accusation. C’est le cas de la négritude.
« Le mouvement est assez vite portraituré comme l’incarnation même d’une forme d’aliénation, écrit Elgas, tant ses codes, ses exotismes renversés ne vont aux yeux des accusateurs pas suffisamment loin et fort dans le désencastrement par rapport au colonisateur. » Cette critique qui, à bien des égards, s’apparente à une volonté de jeter le bébé avec l’eau du bain, recevra même le soutien du prix Nobel de littérature nigérian, Wole Soyinka, dont la célèbre boutade à ce sujet est quasiment passée dans le langage courant : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit ! »
Soulignons au passage, qu’à ce jour, la seule critique constructive de la négritude, reste celle du philosophe et anthropologue béninois Stanislas Spero Adotevi, publié dans son essai intitulé « Négritude et Négrologues », paru en 1972 chez Union générale d’éditions (réédité en 1998 par Le Castor Astral). Et dans sa célèbre préface à cet ouvrage, l’écrivain congolais Henri Lopes écrit : « Qu’on lise attentivement Adotevi : il dit l’utilité de la négritude mais aussi ses dévoiements. Car la négritude ne fut pas seulement Senghor et Césaire. L’autre versant de la négritude, c’est Duvalier ; c’est l’authenticité de Mobutu et de Tombalbaye. Sur le côté face, on aperçoit une race opprimée qui redresse la tête, sur le côté pile, on déchiffre le symbole de la mystification. »
Aussi loin que l’on remonte, et sans aucune réserve, la France est la grande responsable de son rejet sur le continent africain.
Elgas, sociologue et écrivain
Délaissant les éléments structurels du débat pour s’intéresser à des questions plus conjoncturelles, en lien avec l’histoire coloniale, Elgas nous propose également une analyse de ce qu’on appelle par facilité langagière selon lui, le sentiment anti-français. « Aussi loin que l’on remonte, précise-t-il, et sans aucune réserve, la France est la grande responsable de son rejet sur le continent africain. Sans céder aux querelles sémantiques, ledit sentiment « anti-français », nouvelle parure du rejet, a une origine lointaine. La France n’a cessé, par différents moyens, de cultiver cette suprématie, d’être aveugle à son extension et si lente à entendre le cri des hommes humiliés. » Dans une langue châtiée et souvent jouissive, Elgas signe un essai revivifiant. A lire absolument !
TV5MONDE : Votre dernier ouvrage est intitulé « Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial ». Comment est née l’idée de ce livre ? A quels besoins, à quels impératifs répond-il ? Est-ce l’actualité de ces derniers mois, qui voit croître en Afrique et ailleurs, ce qu’on appelle aujourd’hui le sentiment anti-français, qui vous a inspiré cette nouvelle aventure littéraire et intellectuelle ?
Elgas : Le livre ramasse et approfondit plus d’une décennie d’observations et de réflexion explorées via articles, intervention, livres, sur l’état de la controverse intellectuelle et du débat en Afrique et en France. L’inclination de ces scènes pour l’anathémisation des esprits dits « déviants » ou « illégitimes » ou encore « aliénés » et la promotion constante en conséquence d’une communauté intellectuelle a rétréci le champ des échanges pour ne laisser prospérer qu’une pensée commune, admise, entérinée, sans jamais qu’elle ne fasse l’objet d’une discussion féconde, profitable au destin du continent et la pluralité qui la compose.
Ce tropisme, qu’on dira rapidement décolonial, dans le champ francophone, est pourtant captif d’un centre décisionnaire encore occidental, en l’occurrence français. Explorer l’origine de ce malaise, pour tenter de réinstituer une tradition du désaccord sans hostilité, est une des ambitions de cet essai qui fait un portrait plus vaste de la France-Afrique que celui bien commode d’examen de la verticalité des rapports. Bien sûr l’élan du livre tient des éléments structurels plutôt ancrés depuis longtemps, mais aussi naturellement des éléments conjoncturels, avec ce qu’on appelle abusivement le sentiment anti-français et qui, à bien des égards, tient du ressentiment.
Mon livre essaie de faire la radioscopie de ces divers éléments avec cependant la trame commune du passif colonial. Il me semblait qu’il arrivait à maturité et qu’il pouvait apporter une autre tonalité.
TV5MONDE : Votre préfacière, l’historienne et journaliste franco-tunisienne Sophie Bessis affirme qu’en Afrique, la génération actuelle « voit l’avenir lui échapper ». Elle s’interroge alors à l’effet de savoir si c’est pour cela qu’elle se réfugie « dans les remugles d’un passé sans cesse reconvoqué », contrairement à leurs grands-parents qui se sont battus pour chasser le colon et qui ne cultivaient pas la rancune. Est-ce à dire que la génération actuelle a tort de s’intéresser à l’histoire coloniale ? En quoi est-ce que sa passion pour cette histoire est-elle « un sentiment rance » comme le souligne Sophie Bessis ?
Elgas : Sophie Bessis connaît bien le sujet. Elle a écrit un livre majeur, "l’Occident et les autres", qui était loin d’être une dénonciation d’un passéisme victimaire.
Elle a fait un portrait d’une grande acuité et surtout d’une grande actualité, de la structure de la domination occidentale, on ne peut lui suspecter des accointances nihilistes. D’autant plus qu’il n’y pas prescription en Histoire, encore moins s’agissant de la colonisation. Toute entreprise de recherche de la vérité historique est à encourager parce qu’elle ajoute au corpus essentiel de la mémoire commune.
A ce titre, toute la vitalité de la production est à saluer. Enferrer cependant toute une énergie dans ce recours permanent et la réification du fait colonial, devenu un argument facile et surtout unique, est problématique. C’est ce qu’elle dit dans sa préface qui établit un constat factuel. Cela écrase toute la diversité et la profusion des éléments de l’histoire africaine, ramenée à la seule question coloniale. Ce qui a la fâcheuse conséquence de nourrir un ressentiment chronique et à rétrécir l’horizon. Ce sentiment fédère du reste nombres de forces régressives et populistes qui puisent dans la jeunesse désœuvrée et sensible aux discours démagogiques. Tenir tous les bouts de cette histoire, sans obsession ni absolution, est une urgence.
TV5MONDE : Dès le préambule de votre essai, vous évoquez les expressions « aliéné », « suppôt de », « nègre de maison », « bounty », « subalterne », « collabo »… Ces expressions sont souvent employées dans les débats intellectuels pour disqualifier. Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est l’aliénation et pourquoi certains y ont recours dans le débat public ?
Elgas : Mon texte commence par une monographie de l’accusation d’aliénation, généreusement affublée à beaucoup d’esprits africains et synonyme d’une forme de perdition, de haine de soi, de complexe. On peut songer à Yambo Ouologuem que j’évoque.
Accusé d’intelligence avec l’ennemi – ici français – pour avoir repoussé toutes les assignations, pour avoir refusé de porter les habits de l’intellectualisme identitaire. Il est l’une des figures primales de l’aliénation, que Cheikh Anta Diop comme Frantz Fanon ont plus globalement évoquée dans leur œuvre, de façon plus sophistiquée.
Le « Nègre » ou « l’africain » serait, du fait de l’extraversion coloniale, guetté par ce mal qui subvertit son identité et empêche une résonance entre l’être et son environnement. D’un constat légitime voire urgent, cette vigilance n’a cessé au cours de l’histoire de dériver, de basculer dans une accusation malveillante visant à disqualifier ceux qu’on identifie comme « traitres » à la communauté. Dommage collatéral, il en résulte la promotion du monisme de la pensée et la querelle fratricide pour le coup stérile pour les devenirs africains, entendu qu’il n’y a aucune pureté, qu’elle est souvent illusoire en entretenant le mythe d’une autarcie heureuse.
TV5MONDE : Vous écrivez au sujet de la négritude : « Le mouvement est assez vite portraituré comme l’incarnation même d’une forme d’aliénation, tant ses codes, ses exotismes renversés ne vont aux yeux des accusateurs pas suffisamment loin et fort dans le désencastrement par rapport au colonisateur. » Est-ce que vous reprenez à votre compte ces accusations contre le mouvement de la négritude ? Quels liens y-a-til entre les accusations d’hier, dont vous dites que le savant sénégalais Cheikh Anta Diop était l’un des précurseurs et celles d’aujourd’hui ?
Elgas : Je ne reprends pas à mon compte cette vision. C’est tout l’inverse. La logique de l’antagonisme belliciste n’est pas féconde. Le texte fait d’abord un état des lieux des accusations. La négritude, mouvement d’affirmation et d’émancipation a subi des attaques franches contre sa supposée docilité. Comme instructeurs de la charge, il y avait Stanislas Adotevi mais aussi Wolé Soyinka, Chinua Achebe, etc... Que du beau monde !
J’ai plutôt tendance dans mon livre à réhabiliter tous les parias, les accusés, parce que la genèse de cette accusation et sa forme première, ses mentors comme Cheikh Anta Diop s’agissant de l’aliénation, ont installé le continent dans la récurrence de cette traque devenue beaucoup plus ordurière aujourd’hui, avec les avatars actuels du panafricanisme. C’est la même idée qui traverse l’histoire, avec des fortunes diverses, et tant qu’elle prévaudra les idées pâtiront dans le souffle éteint des rancœurs. On cherchera plus à faire taire, à marginaliser, qu’à nourrir la saine vitalité.
TV5MONDE : Evoquant la généalogie du sentiment anti-français, dont l’écrivain algérien Kamel Daoud dit qu’il est entretenu par les décolonisateurs perpétuels pour masquer leurs carences, vous dîtes que la France est « la grande responsable de son rejet sur le continent africain […] ». De quoi ce ressentiment est-il réellement le nom sur le continent ? Et peut-on, comme le fait Kamel Daoud, l’attribuer aux seuls décolonisateurs perpétuels ?
Elgas : Je suis souvent d’accord avec Kamel Daoud qui apporte un autre son de cloche nécessaire, souvent inconfortable à entendre.
Cette logique je la partage. L’existence d’une rente décoloniale est réelle, j’ai intitulé tout un chapitre « la fabrique des nouveaux rebelles », pour montrer comment l’instrumentalisation des mémoires coloniales sert des agendas qui tiennent de la posture. Mais j’étends le spectre.
On ne peut pas rendre les décolonisateurs seuls responsables de ce sentiment. Ce serait tomber dans la même hémiplégie que celle que l’on dénonce. Il n’y pas lieu d’absoudre la colonisation et ses survivances, il est même essentiel de les traquer. Et établir la généalogie du sentiment anti-français, c’est ne rien passer des turpitudes têtues de la France, même si elle a le dos large. Mon essai se fonde sur une conviction : la France n’est ni la solution ni le problème. Et cette ligne de crête est importante.