Fil d'Ariane
Entretien. Nommé président de transition du Mali par la Cour constitutionnelle dans la nuit du 28 au 29 mai, Assimi Goïta entend profiter de “l’apathie” des institutions maliennes pour continuer d’accroître son pouvoir d'après Yvan Guichaoua, spécialiste du Sahel et maître de conférences à la Brussels School of International Studies.
Vice-président de la transition jusqu'à présent, le colonel Assimi Goïta vient de prendre ses nouvelles fonctions de président. Après avoir forcé son prédécesseur Bah N'Daw et son premier ministre Moctar Ouane à démissionner, Assimi Goïta s'est emparé du pouvoir, malgré les réticences de la communauté internationale. Décryptage avec Yvan Guichaoua, spécialiste du Sahel et maître de conférences à la Brussels School of International Studies.
TV5MONDE : Qu’a accompli le gouvernement de transition depuis le premier coup d’Etat ? Comment en sommes-nous arrivés à la nomination d’Assimi Goïta à la présidence ?
Yvan Guichaoua, spécialiste du Sahel et maître de conférences à la Brussels School of International Studies : Le gouvernement de transition s’est d’abord occupé à créer un cadre juridique de fonctionnement. Il a assigné les rôles législatifs et exécutifs à différentes instances. Cela a pris un peu de temps. Le coup d’État a eu lieu en août et on a eu une forme de cadre institutionnel fonctionnel pour cette transition après un ou deux mois.
Le moment le plus marquant de la transition a eu lieu en février dernier, quand un plan d’action a été annoncé pour la fin des 18 mois de transition. Ce plan d’action compte des dizaines et des dizaines d’objectifs à atteindre dans différents domaines. Ce ne sont pour le moment que des déclarations d’intentions mais concrètement, les ingrédients de la crise qui ont porté la junte au pouvoir existent encore.
Les promesses annoncées par la junte à sa prise du pouvoir n’ont pas été tenues.
Yvan Guichaoua, maître de conférences à la Brussels School of International Studies
La junte s’est emparée du pouvoir à un moment de crise profonde et d'instabilité sociale. Il y a eu des manifestations massives à Bamako de mai à juilet 2020 : la prise de pouvoir par les militaires est le point culminant de cette crise. Au début, on se demandait si les militaires avaient des liens avec les manifestants, mais on s’est vite rendu compte que ce n’était pas le cas. Par exemple, les manifestants se plaignaient de la corruption. Sur ce plan-là, rien de nouveau. Peu de temps après sa prise de pouvoir, la junte a annoncé vouloir mettre en place une déclaration des avoirs personnels des principales personnalités de l'exécutif. Finalement, rien de tel n'a eu lieu. Cette mesure montre que les promesses annoncées par la junte à sa prise du pouvoir n’ont pas été tenues.
Le deuxième coup d’État a eu lieu alors que le plus important syndicat du pays, l’Union nationale des travailleurs du Mali, avait lancé un appel à une grève générale. Après que le président de la transition et son premier ministre ont été démis de leurs fonctions, le syndicat a annoncé suspendre son appel à la grève. Cela légitime la prise de pouvoir des militaires.
Sur le plan de la gestion de la crise sécuritaire au centre et au nord du pays, on a vu des avancées mineures. On a assisté à une ouverture plus prononcée à un dialogue local, avec les djihadistes par exemple. Ça a été le cas dans le village de Farabougou, au centre du Mali, qui était soumis à un blocus de la part des djihadistes. Les autorités maliennes ont pu, grâce à des négociations, faire lever ce blocus. Mais ce sont des avancées extrêmement fragiles puisque ça n'empêche pas l'armée de continuer à se faire attaquer. On a eu des réussites éparses, mais il n’y pas d'amélioration notable de la crise sécuritaire.
Il y a environ 350 000 déplacés internes au Mali.
Yvan Guichaoua, maître de conférences à la Brussels School of International Studies
Il est toutefois important de noter qu’il y a eu une aggravation de la crise humanitaire. Ce n’est pas simplement du fait de la junte, mais ça s’est aggravé durant la junte. Aujourd'hui, on n’a jamais eu autant de déplacés internes au Mali. Il y en a environ 350 000. C’est un aspect de la crise malienne qui passe un peu aux oubliettes. Cela n’a pas l’air d’être une priorité absolue de ceux qui s'écharpent à Bamako pour des parcelles de pouvoir.
Chronologie (récente) de la crise malienne
avril 2020 : Des manifestations éclatent après l’invalidation des résultats des élections législatives par la Cour constitutionnelle dans une trentaine de circonscriptions.
10 juillet 2020 : Des manifestations sont organisées partout dans le pays dont à Bamako, où la situation dégénère en émeutes. Bilan : 4 morts et plusieurs dizaines de blessés.
18 août 2020 : Premier coup d’État. Des militaires, dirigés par Assimi Goïta, arrête le président Ibrahim Boubacar Keita et son premier ministre, Boubou Cissé, sont arrêtés. Le Comité National Pour le Salut du Peuple (CNPSP) prend le pouvoir.
25 septembre 2020 : Bah N'Daw est nommé président de la transition. Moctar Ouane est son premier ministre. Ce gouvernement civil agit sous le contrôle du CNPSP.
17 mai 2021 : L’Union nationale des travailleurs du Mali (UNTM), principal syndicat du pays, lance un appel à la grève qui sera suivi massivement, partout dans le pays.
21 mai 2021 : Après l’échec des négociations entre le gouvernement et le syndicat, ce dernier renouvelle son appel à la grève.
24 mai 2021 : Deuxième coup d’État. Bah N'Daw et Moctar Ouane sont arrêtés et incarcérés par les militaires.
28 mai 2021 : Assimi Goïta est nommé président de la transition par la Cour constitutionnelle.
TV5MONDE : Assimi Goïta a été nommé président de transition. Cette décision marque-t-elle une rupture dans la transition ? Et dans la vie politique malienne ?
Yvan Guichaoua : Ce que révèle cette décision, c’est que depuis le départ, le pouvoir civil associé à la transition était sous la surveillance des militaires et des putschistes d’août 2020. Bah N'Daw et Moctar Ouane ont cherché à s’autonomiser et à prendre une certaine distance vis-à-vis de la junte. Ils ont notamment recalé du gouvernement deux des putschistes. Aujourd’hui, ils ont démissionné et ont été incarcérés. Rétrospectivement, on a compris que toutes les institutions civiles de la transition étaient sous contrôle militaire.
Dans l'arrêté de la Cour constitutionnelle qui constate la vacance du pouvoir et déclare Assimi Goïta président, il y a un article complètement surréaliste qui signale que le président de la transition ayant donné sa démission, le pouvoir est vacant. Sauf que le Bah N'Daw et Moctar Ouane ont donné leur démission parce qu’il ont été chassés du pouvoir et emprisonnés. La Cour constitutionnelle oublie complètement les conditions dans lesquelles le président a présenté sa démission. Il y a de quoi s'inquiéter par rapport au respect de ce calendrier des 18 mois. Des élections sont prévues en octobre pour changer la Constitution. C’est un pré-requis pour la finalisation des accords d’Alger et les élections générales devaient avoir lieu en février 2022. Du fait de l’apathie des instances civiles maliennes, il ne reste plus comme contre-pouvoir que la communauté internationale.
On ignore toujours tout des possibles sanctions.
Yvan Guichaoua, maître de conférences à la Brussels School of International Studies
TV5MONDE : La junte militaire souhaite-t-elle s’affranchir de la communauté internationale qui souhaite que des civils dirigent la transition ? Dans quelle mesure ?
Yvan Guichaoua : Rien de tout ça n’est très clair. Goodluck Jonathan [N.D.L.R.: Ancien président du Nigéria, actuellement chargé de la mission de médiation de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) au Mali] est passé à Bamako mais n’a pas fait de déclaration. On n’a donc pas encore la position claire de la Cédéao. La France et l’ONU condamnent l'emprisonnement contre leur gré du premier ministre et du président de la transition. On a une tendance à la réprobation de ce qu’il s’est passé au sein de la communauté internationale. On ignore toujours tout des possibles sanctions.
L'apathie des forces politiques maliennes donne raison à Assimi Goïta.
Yvan Guichaoua, maître de conférences à la Brussels School of International Studies
On peut se demander ce qui laisse croire à Assimi Goïta que tout va passer comme une lettre à la poste. Sur le plan de la politique intérieure, l’apathie des forces politiques nationales lui donne raison. Il n’a pas de raison de se priver de pousser son avantage et d'accroître son influence en l’absence de réaction ferme de la part des forces politiques intérieures. Du point de vue extérieur, cela reste encore assez flou, même si je penche plutôt vers un scénario de condamnation assez ferme de la part de la communauté internationale.
Par contre, je ne sais pas de quelles cartes Assimi Goïta dispose pour justifier tous ces évènements. Une des cartes qu’il pourrait jouer : le précédent tchadien. Il est dans toutes les têtes puisque la communauté internationale, la Cédéao, l’Union Africaine ou encore la France, ont validé la prise du pouvoir par le fils Déby en dépit des dispositions constitutionnelles. Normalement, c'était au président de l'Assemblée nationale de prendre le pouvoir. Peut être que le précédent tchadien a donné des ailes à Assimi Goita et l’a convaincu qu'il pouvait sans conséquence punir son président et son premier ministre, qu’il jugeait ‘déviants’. Mais ça c'est de la pure spéculation de ma part.
TV5MONDE : Pourquoi y a-t-il une différence de traitement entre les deux pays de la part de la communauté internationale ?
Yvan Guichaoual : C’est assez inexplicable. C’est très troublant car ça donne l’impression qu’il y a deux poids deux mesures. Cela sape la crédibilité de la communauté internationale comme un ‘arbitre moralement supérieur’. A force d’envoyer des messages différents selon les circonstances et selon les pays, la communauté internationale devient inaudible. Alors pourquoi est-ce qu’il y a eu une différence de traitement ? Pour ça, il faut reprendre les termes employés par la diplomatie française. Les Français disent qu’Idriss Deby est mort au front dans des circonstances brutales et qu'il fallait trouver une solution de remplacement immédiate. Tout cela s’est peut être goupillé de manière imparfaite mais on compte sur une transition du militaire au civil dans des délais raisonnables. Tout ça n’est pas très convaincant.
Avec Choguel Maïga comme premier ministre, on peut s'inquiéter pour le processus de paix.
Yvan Guichaoua, maître de conférences à la Brussels School of International Studies
Une des raisons de la condamnation, c’est aussi peut-être la crainte des successeurs possibles de Bah Ndaw et Moctar Ouane. Choguel Maïga devrait être nommé premier ministre selon toute vraisemblance. Vu son positionnement par rapport au processus d’Alger, il y a de quoi s’inquiéter pour la communauté internationale. Il est tout a fait possible qu’une fois en poste, il renie ses déclarations passées contre ce processus d’Alger. Mais son positionnement idéologique et politique est considéré comme dangereux. Il a dit que le processus provoquait la partition du Mali et qu’il y était fermement opposé. S’il met en place sa politique selon son positionnement passé, on peut s'inquiéter pour ce processus de paix.
L’accord d’Alger
Signé en mai et juin 2015 entre la République du Mali et la Coordination des mouvements de l’Azawad (une alliance de groupes rebelles armés), le texte définitif a largement été imposé aux acteurs sous la pression de la communauté internationale. L’accord prévoit de rétablir la paix au Mali par une décentralisation, la création d’une armée composée des anciens groupes armés signataires et des mesures de développement économiques au Nord du pays. Toutefois, plus de cinq ans après la signature de l’accord, seules 23% des dispositions de l’accord étaient mises en oeuvre, d’après le Centre Carter, chargé du rôle d’observateur indépendant au Mali. D’après le Centre Carter, 22% des mesures avaient déjà été mises en place fin 2017. Autrement dit, le processus de mise en oeuvre de l’accord ne progresse quasiment pas.
TV5MONDE : Choguel Maïga a été emprisonné par le régime d'Ibrahim Boubacar Keïta en 2020 et a récusé la junte. Comment est-il possible qu’il devienne premier ministre ?
Yvan Guichaoua : C’est la beauté de la politique malienne. La transition s’est construite sur une coalition assez large dont l’oublié principal était Choguel Maïga et le Mouvement du 5-Juin (M5), mouvement politique à l’origine des manifestations. Comme l’ancienne transition montraient des velléités d'émancipation vis-à-vis des militaires, les militaires s’en sont débarrassés et tentent de tricoter une nouvelle coalition politique. Choguel Maïga et le M5 forment un réservoir de légitimité politique pour la deuxième version de la transition. Le M5 avait animé les manifestations de 2020 et ériger les victimes au rang de martyrs et dispose donc toujours d'un certain capital politique.
Pour Assimi Goïta, il s’agit de montrer que des politiques le suivent et qu’il n’est pas qu’un militaire capricieux juste soucieux de conserver le pouvoir. Cette stratégie n’est pas tout à fait inclusive dans le sens ou ca va mettre de côté une autre partie du spectre politique, mais c’est une des cartes qu’il reste à Assimi Goïta pour affirmer que ce n’est pas juste une prise en main du pouvoir des militaires.
Ce qui me choque à chaque coup d’État militaire, c’est qu’il y a toujours des gens dans l'espace politique qui sont prêts à s’engouffrer dans la brèche que les militaires ouvrent pour eux.
TV5MONDE : Quelles conséquences peut avoir la prise de pouvoir des militaires sur la situation sécuritaire dans le pays ?
Yvan Guichaoua : Je ne me rappelle pas qu’en août 2020 [N.D.L.R. après le premier coup d'État] les groupes djihadistes aient profité du flottement à Bamako pour faire plus d’attaques et d’attentats. D’un point de vue sécuritaire immédiat, je ne pense pas que ça aura des conséquences. Quand les groupes armés attaquent, ça répond à des opportunités tactiques locales sans forcément tenir compte du contexte politique général.
Sur le plan politique par contre, les conséquences peuvent être ravageuses. Le pays est pris dans une tornade de problèmes sécuritaires et les élites, à Bamako, sont dans des calculs politiques à court terme, personnels et cyniques. Cela ne peut que contribuer à une érosion grandissante de la légitimité des autorités bamakoises. Cela peut favoriser tous les acteurs politiques qui sont dans une posture de rejet de ces jeux de la capitale. Parmi ceux qui rejettent les jeux politiques de la capitale, il y a les djihadistes. Ce ne sont pas que des groupes armés mais aussi des acteurs politiques qui proposent des modèles de gouvernance alternatifs.
Il faut aussi souligner que depuis un an, il y a une mobilisation encore plus grande de la part de la communauté internationale pour le traitement de la composante non militaire de la crise malienne. La communauté internationale veut favoriser le retour de l’État dans les confins du Mali, à l'extérieur de Bamako, afin de stabiliser le pays. Le message devient inaudible si le cœur du pouvoir continue de se livrer à des batailles de personnes pour des parcelles de pouvoir. Il y a non seulement une dégradation de l’image du pouvoir à l'intérieur du pays mais aussi un énorme coup mis à la communauté internationale qui souhaite stabiliser la région et gérer la crise sanitaire grâce à un hypothétique retour de l’État.