Mali : la Cédéao peut-elle contraindre la junte militaire à organiser des élections libres ?

Un bras de fer s'est engagé entre la Cédéao et la junte militaire au Mali. Les autorités maliennes doivent mettre en place des élections libres au mois de février prochain sous peine de sanctions dès le premier janvier. La junte au pouvoir compte pour l'instant sur le soutien de l'opinion publique. Explications de Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Secteur Network (ASSN). Entretien.
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Assimi Goïta
Le colonel Assimi Goïta le 22 avril 2020 rencontrait une délégation de la Cédeao au ministère de la Défense à Bamako, Mali.
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TV5MONDE :  Est-ce que le colonel Goïta tient tête à la Cédéao parce qu'il sait qu'il a la mainmise sur le pays ? 

Niagalé Bagayoko : Tout d'abord, le colonel Goïta a fait des tournées auprès de certains chefs d'État pour essayer d'exposer la situation, je ne pense pas qu'on puisse dire qu'il est dans une position de rupture. Le dialogue n'est pas rompu, le ministre des Affaires étrangères aussi fait des efforts pour expliquer les arguments. La difficulté qui se pose aujourd'hui pour la Cédéao c'est qu'elle est devenue, comme la France, une des cibles du mécontentement populaire.

 Face à la Cédéao, les autorités maliennes, se sentent relativement à l'aise car elles savent qu'elles ont l'opinion publique derrière elles.
Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Secteur Network (ASSN)

C'est pour cela que ces dirigeants ont conscience qu'ils ont une marge de manoeuvre extrêmement étroite, parce que le type de sanctions qui auraient un réel impact sur le Mali, toucheraient de plein fouet ces populations, comme cela s'est produit à l'été 2020 après le premier coup d'État. C'est pour cela que jusqu'ici, l'organisation s'est efforcée à exercer des sanctions ciblées seulement.

Lire : Mali : la Cédéao se montre intransigeante face au colonel Goïta

Est ce que ces dernières sont de nature à dissuader les dirigeants maliens? Manifestement, non. Je pense aussi que c'est pour cela que, au delà de l'invocation de la situation sécuritaire qui ne permettrait pas l'organisation du scrutin, les autorités maliennes, se sentent relativement à l'aise car elles savent qu'elles ont l'opinion publique derrière elles.
 

colonel aisimi goita
Le colonel Assimi Goïta ici le 22 avril 2020 avant sa rencontre avec une délégation de la Cédéao est à la tête de la junte militaire.
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TV5MONDE : Comment la société civile arrive-t-elle à se faire entendre ? 

Niagalé Bagayoko : Ce sont des acteurs politiques maliens qui appellent à des élections. Les autorités maliennes, à travers le Premier ministre Choguel Maïga, ont choisi de lier le sort des élections et le choix de leur date à la tenue des assises nationales de la refondation. Certains partis politiques auraient pu vouloir y prendre part mais ils se sont retrouvés extrêmement gênés par le fait que la fixation de la date des élections y est conditionnée. Là aussi on voit qu'il y a assez peu d'espace dans le bras de fer qui oppose la Cédéao aux autorités maliennes.

Il y a très clairement un phénomène de violation de l'État de droit au Mali, notamment à travers des procédures judiciaires qui sont lancées contre des personnalités politiques.
Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Secteur Network (ASSN).

TV5MONDE : Assiste-t-on à une dérive autoritaire actuellement au Mali ? 

Niagalé Bagayoko : Il y a très clairement un phénomène de violation de l'état de droit, notamment à travers des procédures judiciaires qui sont lancées contre des personnalités politiques. On l'a vu lors de l'arrestation de l'ancien Premier ministre Boubeye Maiga. On l'a constaté également à la faveur de l'arrestation de Kaou D'jim qui était favorable à ce coup de force mais qui s'est éloigné de la junte et qui a vu sa nomination annulée par décret au CNT (Conseil national de la transition). Il y a une tendance des autorités actuelles à faire une confusion en matière de séparation des pouvoirs. Peut-on parler de dérive autoritaire ? Le mot est un peu fort pour l'instant. Mais on constate de graves atteintes à certaines libertés.

TV5MONDE : La tenue des Assises de la refondation montre-t-elle que la junte fait comme elle en a décidé plutôt que d'écouter la Cédéao ? 

Niagalé Bagayoko : Le problème c'est qu'il y a une dévaluation de la parole des partenaires internationaux, bilatéraux comme multilatéraux. Cela tient en partie aux ambiguïtés des positions qui ont été prises par ces différents acteurs.
Lors de la mort d'Idriss Déby, au moment de la succession dynastique et de l'installation d'un comité miltaire de transition au Tchad, la position adoptée par l'Union africaine a créé un précédent.
Il n'y a jamais eu une décision aussi faible prise face à un coup d'État. Par la suite, la position française a été affaiblie trois semaines plus tard par le coup d'État au Mali.
Il a été difficile de justifier le fait qu'on considérait qu'un coup d'État était acceptable au Tchad mais pas au Mali. Et ça, ça fait vraiment partie des élements qui tendent vraiment à entamer la crédibilité voire la légitimité des partenaires internationaux. 

La Cédéao marche sur un fil. Des sanctions économiques, commerciales ou financières pourraient étrangler le pays.

Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Secteur Network (ASSN).

La Cédéao avait adopté un document qui s'appelait la "vision de 2020", et dont l'objectif était de passer d'une Cédéao des États à une Cédéao des peuples. A un moment certains dirigeants ouest-africains en Guinée, en Côte d'Ivoire ont décidé de concourir pour un troisième mandat et se sont livrés en réalité à des coups de force constitutionnels. C'est leur logique qui s'est imposée et non celle découlant de cette "vision de 2020". Là aussi il est difficile de dire que les coups d'État sont à condamner alors que l'accession au pouvoir qui viole les textes en vigueur ne l'est pas.

C'est bien pour cela qu'il y a eu décision de revoir le protocole de 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance parce qu'on comprend bien que ce type d'instrument ne fonctionne plus. Les abus de pouvoir sont perpétrés par des militaires ou des autorités civiles.

TV5MONDE : Des sanctions supplémentaires pourraient-elles faire plonger le Mali dans une situation encore plus préoccupante que celle dans laquelle le pays se trouve aujourd'hui? 

Oui, c'est pour cela que la Cédéao marche sur un fil. Des sanctions économiques, commerciales ou financières pourraient étrangler le pays. Il ne faut pas exclure dans ce cas là des émeutes et des manifestations populaires très violentes, non pas contre la junte mais contre la Cédéao. Les sanctions actuelles touchent environ 150 personnes, à savoir des membres du gouvernement et tous les membres du CNT, ce qui est assez inédit, mais c'est marginal.

En revanche, si les frontières commerciales, les flux financiers et économiques étaient suspendus à nouveau en raison de sanctions plus dures, là oui ça contriburait à affaiblir davantage le Mali. 
 

Il y a une grande déception face aux attentes d'un certain nombre de discours très volontaristes qui se sont avérés en décalage avec les actes.
Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Secteur Network (ASSN).

Je trouve que le rejet croissant dont fait partie la Cédéao démontre aussi qu'il n'y a pas que de la manipulation dans le rejet des partenaires. C'est plus profond que cela. Il y a une grande déception face aux attentes qui ont été crées par un certain nombre de discours très volontaristes qui se sont avérés en décalage avec les actes.

Si on s'arrange avec les principes dans ces situations, cela veut dire que ça dévalue totalement la parole des États ou des organisations internationales, et à partir de là il devient extrêmement difficile de s'appuyer sur des dernières.

Le président Macron a lui aussi souligné que la Cédéao avait adopté une position beaucoup trop faible sur le deuxième coup d'État.

Mais en réalité, c'était une réaction calquée sur celle que l'Union africaine a eu trois semaines plus tard. Contrairement à ce qu'on croit, les populations regardent entendent et comprennent totalement qu'il y a de très nombreux porte-à-faux dans la gestion de cette crise et une politique de deux poids deux mesures dont elles ne veulent plus.