Les premières manifestations ont eu lieu à Atbara, ville au passé communiste, le 18 décembre dernier. Plus de trois semaines plus tard, le mouvement de contestation au Soudan ne retombe pas, loin de là: il semble même prendre de l'ampleur...
De nouvelles manifestations annoncées sur les réseaux sociaux par l'Association des professionnels soudanais, qui regroupe entre autres des médecins, des professeurs et des ingénieurs, ont eu lieu ce dimanche 13 janvier dans tout le pays, y compris au Darfour, une première. Dans la capitale, la police a tiré des gaz lacrymogènes contre les manifestants, ont indiqué des témoins.
Nous allons lancer une semaine de soulèvement avec des manifestations dans toutes les villes et villages.Association des professionnels soudanais
Ce vendredi, les forces anti-émeute soudanaises avaient déjà usé des gaz lacrymogènes sur des manifestants antigouvernementaux sortis dans les rues de la capitale Khartoum et de la ville jumelle d'Omdourman après la prière du vendredi.
"Liberté, paix, justice", scandaient les protestataires rassemblés dans deux secteurs de Khartoum et à Omdourman, sur la rive ouest du Nil, quand la police est intervenue pour tenter de les disperser à coups de gaz lacrymogènes, ont indiqué des témoins à nos confrères de l'AFP.
Des rebelles du Darfour appellent au soutien international
Au même moment, et c'est une première depuis le début des protestations, le chef d'un des principaux groupes rebelles au Darfour (ouest du Soudan) a exhorté vendredi la communauté internationale à apporter son soutien aux manifestants antigouvernementaux au Soudan, estimant qu'
"il était temps" d'aider le peuple soudanais à se
"débarrasser pacifiquement" du
"régime brutal" du président Omar el-Béchir.
"J'en appelle à la communauté internationale: aidez-nous à changer ce régime (...) et à nous en débarrasser pacifiquement; ce qui se passe actuellement est une révolution de tout le peuple soudanais, un soulèvement civil", a estimé Abdel Wahid Nur, chef du groupe rebelle de l'Armée de libération du Soudan (SLA-AW) au Darfour (ouest), dans un entretien avec l'AFP à Paris.
Cette semaine, la Grande-Bretagne, la Norvège, les Etats-Unis et le Canada se sont dits
"consternés par les informations faisant état de morts et de blessés graves" et par
"l'usage de balles réelles contre les manifestants". Ils ont appelé dans un communiqué commun Khartoum à mener
"le plus tôt possible une enquête indépendante et transparente" et à libérer les personnes détenues sans accusations, prévenant que les actions du gouvernement
"auraient un impact" sur leurs relations.
Des manifestations anti-régime au coeur du pays
Les manifestations ont commencé dans plusieurs villes et villages avant de gagner la capitale Khartoum...
"Le coeur du pays est touché. A Khartoum, il y a toujours des manifestations, mais là, il y a un deuxième cercle déclenché", note Marc Lavergne, directeur de recherche du CNRS et spécialiste du Soudan.
"Au Soudan, ils appellent cela des intifadas, un soulèvement populaire."
"C'est un soulèvement que le gouvernement est obligé de prendre en compte, il fait attention, car cela touche des jeunes urbains, des Soudanais 'civilisés' selon le régime, des gens qui s'étaient accomodés du régime", poursuit-il.
Les protestations se sont vite transformées en un mouvement contre le régime de M. Béchir, arrivé au pouvoir en 1989 à la faveur d'un coup d'Etat soutenu par les islamistes. Sur les réseaux sociaux, les photos et des vidéos des manifestations se multilplient ces dernières semaines, à Atbara, Port Soudan, Al-Gadaref, Omdourman et ailleurs, comme ces vidéos postées par l'organisation Sudan Change Now:
Mardi 8 janvier 2019, des centaines de manifestants ont tenu un "rassemblement pour les martyrs" à Al-Gadaref, une ville pauvre et agricole de l'est du pays, où plusieurs personnes ont été tuées lors des protestations antigouvernementales le mois dernier. Le marché principal a fermé et les manifestants, rassemblés dans le centre-ville, ont scandé:
"paix, justice, liberté" et
"la révolution est le choix du peuple".
Le lendemain, à Omdourman, des centaines de personnes ont scandé les mêmes slogans lors d'une nouvelle manifestation antigouvernementale, avant d'être dispersées par les forces anti-émeutes à l'aide de gaz lacrymogènes. Les responsables hospitaliers ont fait état de plusieurs blessés et de tirs à l'intérieur même de l'hôpital. Une enquête a été ouverte par le gouverneur de Khartoum Hassim Oman.
Un millier de personnes arrêtées et au moins 22 morts
Lundi 7 janvier 2019, devant le Parlement, le ministre de l'Intérieur Ahmed Bilal Osmane avait déclaré que
"les manifestations ont commencé pacifiquement, mais des voyous aux intentions cachées s'en sont servis pour s'adonner au pillage et au vol", a-t-il dit, ajoutant que la situation était désormais
"calme et stable"."
Un total de 22 personnes sont mortes depuis le début du mouvement, selon un bilan officiel. Après avoir annoncé 19 morts lundi, les autorités ont fait état de trois nouveaux décès parmi des manifestants, à la suite d'un rassemblement de protestation qualifiée d'
"illégal" par la police, à Omdourman.
Les ONG Human Rights Watch et Amnesty International ont donné pour leur part un bilan d'au moins 40 morts, dont des enfants et des personnels médicaux. L'ONU a appelé à une enquête indépendante.
Par ailleurs, un millier de personnes a été arrêté en trois semaines de manifestations, selon des groupes de défense des droits humains, notamment des militants, des leaders de l'opposition et des journalistes, interpellés par dizaines par le puissant Service national du renseignement et de la sécurité (NISS) selon des militants et opposants.
Le ministre n'a pas fait allusion à ces arrestations. M. Osmane a fait état de
"381 manifestations" et affirmé que 118 bâtiments, dont 18 de la police, avaient été détruits durant les manifestations, et 194 véhicules incendiés, dont 15 appartenant à des organisations internationales. Ces dernières semaines, plusieurs bâtiments et bureaux du parti du Congrès national (NCP) de M. Béchir ont été incendiés par des protestataires scandant
"le peuple veut la chute du régime".
Manifestations pro-régime à Kassala et Khartoum
Depuis cette semaine, des rassemblements progouvernementaux ont également lieu dans le pays en soutien à Omar el-Béchir. Une première manifestation a eu lieu lundi dans la ville orientale de Kassala où des manifestants se sont regroupés devant le siège du gouvernorat local. Plusieurs manifestants ont brandi des banderoles avec la mention
"Béchir, nous voulons que vous restiez", selon des témoins.
"Le rassemblement à Kassala montre combien le gouvernement est populaire et combien le pays est en sécurité", a déclaré Ibrahim al-Siddiq, porte-parole du parti présidentiel.
Mercredi, un nouveau rassemblement a eu lieu cette fois dans la capitale Khartoum.
Des hommes, des femmes, des enfants, arborant des bannières de soutien à M. Béchir, sont arrivés mercredi matin en bus. Des centaines de policiers anti-émeute, des soldats, des agents de sécurité, dont certains armés de fusils d'assaut, étaient déployés autour d'eux.
Habillé d'un ensemble chemise et pantalon khaki, le président Béchir a salué ses partisans, rassemblés dans le grand jardin Green Yard de la capitale, avant de s'adresser à la foule en agitant un bâton.
Toutefois, après l'arrivée de M. Béchir, les téléphones ont été brouillés dans et autour de la manifestation, et l'internet coupé. Les manifestants ont acclamé le président en criant
"Dieu est le plus grand" et
"Oui, oui, Béchir, nous te suivons".
Devant la foule, le président soudanais Omar el-Béchir a affiché sa fermeté.
"Ce rassemblement envoie un message à ceux qui pensent que le Soudan va finir comme d'autres pays qui ont été détruits", a dit le président sous les acclamations.
"Nous arrêterons quiconque détruit nos biens".Un pays en plein marasme économique
Amputé des trois quarts de ses réserves de pétrole depuis l'indépendance du Soudan du Sud en 2011, le Soudan est confronté à une inflation de près de 70% par an et à une grave crise monétaire, avec notamment une forte pénurie de devises étrangères. Le prix de certains produits comme les médicaments ont plus que doublé et plusieurs villes dont Khartoum souffrent de pénuries de pain et de carburant.
"Cela vient d'un problème de faim. Le Soudan a beaucoup changé : les manifestants sont une génération de jeunes urbains. Ils n'ont pas de champs ni de vaches. Ils n'ont que leurs salaires. Si on ne peut plus importer de biens, ils n'ont rien à acheter", note Marc Lavergne.
C'est une question de survie au quotidien, parce que la monnaie s'est effondrée et le régime a failli.Marc Lavergne, directeur de recherche du CNRS et spécialiste du Soudan
Les responsables soudanais continuent d'attribuer à Washington la responsabilité des maux économiques du Soudan.
"Ceux qui ont essayé de détruire le Soudan... ont mis des conditions pour résoudre nos problèmes, mais notre dignité vaut plus que des dollars", a déclaré Omar el-Béchir mercredi, dans une allusion apparente à l'embargo commercial imposé par Washington en 1997, qui n'a été levé qu'en 2017.
"Ils ont pillé le pays. Ils n'ont pas d'infrastructures, ils n'ont pas développé l'industrie à part l'industrie militaire: 80% du budget va à l'armée et à la sécurité", souligne Marc Lavergne.
"Aujourd'hui, plus personne ne leur prête de l'argent."Les manifestations ont été provoquées par la décision du gouvernement de tripler le prix du pain. Elles se sont rapidement transformées en une contestation d'Omar el-Béchir, qui tient le pays d'une main de fer depuis un coup d'Etat en 1989. Ces manifestations représentent le plus grand défi auquel le chef de l'Etat soudanais a été confronté en près de 30 ans de pouvoir.
Pour l'heure,
"le gouvernement est assez modéré dans la répression par crainte que ses soldats et policiers ne baissent les armes", note Marc Lavergne.
"Autre facteur qui joue contre le régime, c'est que nous sommes en plein hiver, il ne fait pas trop chaud, le temps est clément : les manifestations peuvent encore continuer pendant des semaines..."