Maroc - Israël : la diplomatie de Donald Trump redessine les cartes

La reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental - en contrepartie d'une normalisation des relations du Maroc avec l'Etat hébreu - soulève de nombreuses questions sur le plan géopolitique. Quels sont les enjeux et les conséquences de cette prise de position américaine ? L’ONU a-t-elle su jouer son rôle de médiateur ? Entretien avec deux spécialistes du Maghreb et du Proche-Orient, Kader Abderrahim, maître de conférences à Sciences Po et Khadija Mohsen-Finan, politologue. 
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Maroc Israel
Une jeune fille agite un drapeau marocain et un drapeau palestinien lors d'une manifestation contre la normalisation des relations avec Israël, à Rabat, au Maroc, vendredi 18 septembre 2020. 
 
©AP Photo/Mosa'ab Elshamy
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L’annonce faite le 10 décembre sur Twitter est peut-être l’un des derniers effets de surprise de Donald Trump. Alors qu’il s’apprête à quitter la Maison Blanche, le président sortant américain joue les dernières cartes de sa politique au Maghreb : il annonce reconnaître la souveraineté marocaine sur l'ancienne colonie espagnole disputée - le Sahara occidental - en échange de l'engagement de Rabat à normaliser ses relations avec Israël. L’annonce est aussitôt rejetée par les indépendantistes du Front Polisario.

"Cette décision de Donald Trump à une incidence et impact puisqu’elle va bouleverser l’équilibre stratégique au Maghreb et en Méditerranée. La "marocanité" du Sahara est une question d’identité essentielle pour le Maroc, c’est un enjeu considérable et structurel des relations diplomatiques du pays", explique Kader Abderrahim, maître de conférences à Science Po et auteur de "Géopolitique du Maroc", Editions Bibliomonde. 

Cet accord est le résultat de la lourde mission confiée en 2017 à son gendre Jared Kushner de parvenir à "l'accord ultime" entre Israël et les Palestiniens. Une paix qui ne se réalise pas, mais cette entreprise diplomatique accouche d'une série d'accords qui mettent à jour les mutations du Moyen-Orient.


C’est presque psychanalytique. Pour les Israéliens, l’occupation des territoires palestiniens est donc une question existentielle, au même titre que la souveraineté du Sahara occidental est une question d’identité pour le Maroc, d’où la nécessité de récupérer l’intégralité du Sahara

 Kader Abderrahim, maître de conférence à Sciences Po 

La question du statut du Sahara occidental, toujours considéré comme un "territoire non autonome" par l'ONU en l'absence d'un règlement définitif, oppose depuis des décennies le Maroc aux indépendantistes sahraouis soutenus par l'Algérie. Le Polisario réclame un référendum d'autodétermination, prévu par l'ONU, tandis que le Maroc, qui contrôle plus des deux tiers de ce vaste territoire désertique, propose un plan d'autonomie sous sa souveraineté. 

"C’est presque psychanalytique. Comme le Maroc, Israël vit aussi dans une espèce de citadelle, de forteresse qu’elle imagine toujours assiégée. Pour les Israéliens, l’occupation des territoires palestiniens est donc une question existentielle au même titre que la souveraineté du Sahara occidental est une question d’identité pour le Maroc, d’où la nécessité de récupérer l’intégralité du Sahara qu’il revendique depuis bien longtemps comme étant marocain", précise Kader Abderrahim. 

  • (Re)voir >>> Maroc : la réalité derrière les annonces de Trump sur Israël et le Sahara occidental
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Du côté des Sahraouis, la prise de position du président américain est évidemment une déception comme nous l’explique Régine Villemont, présidente de l’association des Amis de la République arabe sahraouie démocratique en France. "Dans les campements Sahraouis on sent une espèce d’amertume, un ras-le-bol", explique-t-elle ajoutant que "le sujet défendu par le Polisario et les Sahraouis est un sujet international alors que le Maroc a voulu le transformer en sujet régional et strictement marocain. Pour les Sahraouis, c’est défendre d’une part leur identité culturelle et historique, et c'est d’autre part le respect des frontières coloniales. Ce respect des frontières, qui est dans la charte de l’Union africaine, a une réelle effectivité pour éviter l’embrasement de l’Afrique.  C’est vraiment un socle pour les Africains qui permet d’éviter l’embrasement"

L’annonce de Donald Trump est loin d'avoir calmer les esprits, d'autant que la région est déjà en proie à un regain de tensions ces dernières semaines. En effet, alors que le Maroc a envoyé le 13 novembre dernier des troupes à l'extrême sud du territoire pour chasser un groupe de militants indépendantistes sahraouis qui bloquait la seule route vers la Mauritanie, le Polisario se dit "en état de guerre de légitime défense".

L’ONU a échoué et a enfermé le conflit dans une dialectique autonomie/ autodétermination jusqu’à la paralysie

Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb

"L'échec de l'ONU"

Donald Trump semble ainsi avoir changer les règles du jeu, note Kader Abderrahim. "Ce n’est pas dans la tradition des Etats-Unis. Celui qui part et qui a perdu gère généralement les affaires courantes, il ne prend pas de telles décisions sur des sujets aussi explosifs". Il pointe également du doigt les lacunes de l’ONU qui n’a apporté aucune solution et ce malgré le maintien de son opération de paix au Sahara occidental, la Minurso, censée mettre en place un référendum d'autodétermination.  

"L’ONU – qui ne parvient d'ailleurs pas à trouver un nouvel envoyé spécial pour la Minurso - est restée très silencieuse toute cette semaine. Elle n’a par exemple pas rappelé que les Etats, dont les Etats-Unis, doivent respect envers la parole et la signature de la charte de l’ONU. Cela vaut également pour monsieur Trump", pointe Kader Abderrahim.  "La question est de savoir si Joe Biden va revenir à la position "traditionnelle" des Etats-Unis qui se place dans le respect de la charte de l’ONU et de ses résolutions"


Le  nationalisme algérien ne s’articule plus autour de la défense du Front Polisario. Le pays est aujourd'hui replié sur ses problèmes intérieurs

Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb

Pour Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb, même constat : "L’ONU a échoué et a enfermé le conflit dans une dialectique autonomie/ autodétermination jusqu’à la paralysie (…). Nous assistons à une reconfiguration des relations internationales qui ne se fondent plus sur le droit tel qu’il a été organisé après la Seconde guerre mondiale. C’est un vrai problème" 

Du côté algérien aussi les réactions ont été timides. L'Algérie qui soutient le Front Polisario dénonce dénonce des "manœuvres étrangères"  qui visent à la déstabiliser. "Sur ce dossier, l’Algérie est aujourd’hui vraiment isolée et elle a perdu des points alors que le Maroc en gagne depuis un peu plus de 15 ans maintenant (...), le président de la République se fait soigner depuis maintenant plus d’un mois à l’étranger, nous sommes dans une situation surréaliste. L’Algérie est non seulement  affaiblie mais aussi isolée d’un point de vue diplomatique", affirme Kader Abderrahim.

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"Le sort des Sahraouis s'est posé à un moment charnière pour l'Algérie. Le nationalisme algérien ne s’articule plus autour de la défense du Front Polisario. Le pays est aujourd'hui replié sur ses problèmes intérieurs", ajoute Khadija Mohsen-Finan.

Une stratégie américaine d'endiguement de la puissance iranienne

Pour Donald Trump, la normalisation des relations du Maroc avec Israël est un enjeu majeur de sa politique au Moyen-Orient. "Il s’agit de faire en sorte qu’Israël devienne un allié stratégique dans le dispositif américain au Moyen-Orient et du monde arabe en général", rappelle Kader Abderrahim. "On a vu dans la politique de Donald Trump, une accélération de l’histoire avec la reconnaissance de l’Etat d’Israël par les Emirats Arabes Unis, le Bahreïn, le Soudan, maintenant le Maroc et probablement rapidement la Mauritanie et d’autres pays sur le continent. Cette accélération est un cadeau de Donald Trump fait à Netanyahu avant son départ"


Mohammed VI va devoir faire le grand écart entre les besoins du pays et le sentiment profond de la population qui va à la solidarité avec le peuple palestinien.

Kader Abderrahim, maître de conférence à Sciences Po 

Selon Kader Abderrahim, cette décision de Donald Trump s'inscrit dans sa volonté de vouloir "contenir" la puissance iranienne qui se développe indéniablement au Moyen-Orient et en Méditerranée. "Pour les pétromonarchies du Golfe il y a une rivalité très ancienne avec l’Iran, or l' Iran est aujourd'hui très présent et possède des frontières avec quasiment tous les pays du monde arabe. A travers le Hezbollah, il est présent au Liban, il est aussi très présent en Syrie de par son soutien stratégique à Bachar Al Assad, il est présent en Irak également car la majorité des musulmans y sont chiites. Il est maintenant également présent dans les pays du Golfe puisque les Houtis au Yémen ont probablement gagné la guerre face à l’armada des Emirats et de l’Arabie Saoudite".

"Le Maroc peut devenir une puissance régionale" 

Pour le Maroc aussi évidemment, cette décision américaine est une opportunité. "C’est un marché qui s’ouvre. Des investisseurs israéliens sont prêts à venir au Maroc. Les lignes aériennes vont se mettre en place. Les touristes vont venir nombreux : il y a 700 000 israéliens d’origine marocaine. L’intérêt pour le Maroc est donc évidemment économique, sécuritaire mais il est également visible sur le développement politique du Maroc qui peut devenir une puissance régionale. Il peut en tout cas devenir une puissance régionale grâce aux Etats-Unis, à condition que Joe Biden reste sur la même ligne politique que Donald Trump", affirme Khadija Mohsen-Finan. 


 Dans le cas du Sahara Occidental, nous sommes loin du droit international signé après la Seconde guerre mondiale. Les Etats-Unis ont piétiné le droit international dans une logique de "laisse-moi mes colonies et je te laisse les tiennes".

Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb

Selon Kader Abderrahim, l’enjeu est de taille pour le roi du Maroc : "Mohammed VI va devoir faire le grand écart entre les besoins du  pays et le sentiment profond de la population qui va à la solidarité avec le peuple palestinien. De ce point de vue, il n’a pas d’interlocuteurs du côté israélien car Benjamin Netanyahu mène une politique extrêmement répressive"

"Il est toujours délicat de s’exprimer lorsqu’une population est piétinée. Mais dans le cas du Sahara Occidental, nous sommes loin du droit international signé après la Seconde guerre mondiale. Les Etats-Unis ont piétiné le droit international dans une logique de "laisse-moi mes colonies et je te laisse les tiennes", conclut Khadija Mohsen-Finan.