Fil d'Ariane
Sofyane Amrabat, Hakim Ziyech, Abdelhamid Sabiri, ces noms vous sont peut-être maintenant familiers. Ces trois joueurs ont porté la sélection nationale marocaine dans le dernier carré de la Coupe du monde, une première pour l'Afrique. L'une de leurs particularités, c'est leur identité amazighe (berbère, ndlr) affirmée. Les Lions de l'Atlas ont, malgré eux, placé la question de l'identité amazighe aux yeux du monde entier. Kawtar Bihya, doctorante en sociologie, spécialiste de la question de la transmission de la culture amazigh et habitant à Jaffa, ville arabe en Israël, nous en parle. Entretien.
Sofyane Amrabat, Hakim Ziyech, Romain Saïss, Abdelhamid Sabiri, mais aussi le sélectionneur Walid Regragui partagent cette identité Amazigh marocaine, qu’elle vienne du Souss ou du Rif.
En déclarant que son équipe jouait “avant tout pour le Maroc et pour le football africain”, quand on lui parlait de l’impact de la victoire des Lions de l’Atlas dans le monde arabe, Walid Regragui a, d’une certaine manière, ancré son équipe dans cette identité si souvent effacée, en Afrique du Nord elle-même, mais aussi au Moyen-Orient.
Le drapeau palestinien brandi par les Lions de l’Atlas a beaucoup fait parler de lui, mais un autre a également attiré l’attention, le drapeau amazigh porté par Munir Mohamedi, l’un des gardiens de but marocains.
Kawtar Bihya est doctorante en sociologie et travaille sur la problématique de la transmission et de l'effacement de cette culture Amazigh. Vivant à Jaffa, ville arabe en Israël et elle-même amazigh, elle a suivi avec attention le développement de cette question, parallèlement au parcours de l'équipe marocaine dans cette Coupe du monde.
TV5MONDE : Qu’est ce que l’identité amazighe et pourquoi parle-t-on d’amazigh et pas de berbère ?
Kawtar Bihya, doctorante en sociologie et spécialiste de la question amazighe : C’est un terme qui a été choisi par les Imazighen eux-mêmes (pluriel d’amazigh, ndlr) pour s'auto-définir, en réaction au terme "berbère", signifiant "barbare" et utilisé aussi bien par les pouvoirs coloniaux européens que panarabes en général.
C'était vraiment faire un pied de nez à la fois à l'eurocentrisme et à l'arabo-centrisme. Il est très important de rester sur une assignation correcte qui est celle choisie par les Imazighen.
Il y a plusieurs définitions possibles "Hommes libres", "esprits libres", "personnes libres", mais le sens est toujours en lien avec la liberté. Les Imazighen viennent du Tamazgha, qui est appelé Afrique du Nord, ou "Maghrib alarabiya" en arabe (Occident arabe, ndlr).
Ce groupe d’habitants autochtones de cette région a vécu des vagues d’arabisation et d’islamisation dès le VIIe siècle, qui se sont intensifiées au début des indépendances des différents États. Ils ont dû se trouver une identité arabe, musulmane.
Cette arabisation ne s’est bien entendu, pas fait pacifiquement. Cela a été d’une grande violence, et on en paye encore aujourd’hui le prix.
TV5MONDE : Que représente la population amazighe au Maroc aujourd’hui ?
Kawtar Bihya : Nous n’avons pas de statistiques ethniques au Maroc, ni dans les pays du Maghreb. Elles y sont interdites. Selon les différentes estimations que j’ai pu lire, cela oscille toujours entre 80 à 85% de la population générale en lien avec cette identité (environ 30 à 40% parlent la langue, ndlr). Aujourd’hui, on sait qu’une bonne partie de l’immigration marocaine concerne des Imazighen. Quel que soit le chiffre, ce qui est important, c’est qu’on doit défendre leurs droits en tant qu’autochtones.
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TV5MONDE : Revenons à cette Coupe du monde et au parcours des Lions de l’Atlas. Avec leur qualification, le monde arabe a été fier de voir ce qu’ils considéraient comme une "équipe arabe" se qualifier. Il y a eu de nombreuses réactions pour corriger cela et mettre en lumière cette identité amazighe. Vous qui êtes Amazigh et qui vivez à Jaffa, comment cette perception est-elle accueillie ?
Kawtar Bihya : J’ai des avis qui se confrontent un peu mais en tout cas, généralement, j'essaie toujours d'être très positive dans la réception de cette perception. Ces enfants d’exilés en Europe, ont réussi à faire quelque chose d’inimaginable. Ils ont pu ramener cette question à l'échelle internationale.
Là, nous ne sommes plus dans un contexte uniquement local, dans l'État-Nation marocain ou algérien. Et nous commençons à mettre un pied dans la géopolitique parce que cela a permis à beaucoup de gens de comprendre pourquoi nous insistons sur le fait de s'appeler "Amazigh" et non pas "Arabe". C'est un pas énorme, car d’habitude, ce sont souvent des conversations qui se font entre nous, maghrébins, ou dans les milieux élitistes arabes. Il faut en général une certaine connaissance de l’histoire pour le savoir.
Maintenant, c’est beaucoup plus large. J’ai déjà eu beaucoup de questions autour de moi ici, à Jaffa sur ce que veut dire "Amazigh", ce que ça représente : "Pourquoi vous dites que vous n’êtes pas Arabes ?". Pour la première fois, la conversation est sincère.
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Les Palestiniens autour de moi se demandent vraiment pourquoi, alors qu’ils montrent leur amour et leur soutien aux Marocains, ces derniers répondent qu’ils ne sont pas Arabes. Ils commencent seulement à comprendre qu’il s’agit d’un peuple autochtone.
En leur expliquant de manière ouverte, en partant de l’histoire, en la comparant à leur histoire palestinienne, en leur expliquant ce qu’il s’est passé dans les années 1960, parce qu’ils savent tous ce qu’est le panarabisme, le nationalisme arabe, ils comprennent mieux la situation.
Ce qui est intéressant c’est que la plupart des Palestiniens que je côtoie ont accueilli ces revendications à bras ouverts. Ils ont compris que ce n’était pas une volonté de diviser ce fameux "monde arabe". Ils ont compris qu’on pouvait se dire "Amazigh" tout en étant solidaires avec les peuples arabes opprimés vivant sous la colonisation, vivant le militarisme et les raids.
TV5MONDE : Selon vous la perception du Maghreb, ou de l’Afrique du Nord est-elle réellement en train de changer dans cette région ?
Kawtar Bihya : Cela commence à changer, oui. Certains comprennent mais ce n’est pas encore généralisé. Je pense qu’ils comprennent que c’est d’abord la fierté qui s’exprime. C’est d’abord une fierté amazighe, africaine, d’enfants d’immigrés aussi et ensuite aussi arabe. Ils savent que les Marocains apprécient leur soutien.
Les supporters les plus fervents dans le monde arabe sont les Palestiniens. Ils ont célébré partout, aussi bien dans les territoires israéliens que dans les territoires de Cisjordanie, à Gaza en bravant l’occupation militaire.
Ce peuple qui est en train d’étouffer a trouvé un peu de joie, grâce à la victoire du Maroc, pays qui a pourtant signé les accords d’Abraham. Voir le drapeau palestinien brandi par ces joueurs, dont une grande partie est amazigh les a beaucoup touchés, et a accentué l’amour entre le Maroc et la Palestine. De là, ils ont fait un effort pour comprendre cette identité amazighe affirmée.
TV5MONDE : Et justement, au-delà de ce drapeau palestinien qui a beaucoup fait parler de lui, il y en a eu un autre qui a attiré l'attention, le drapeau amazigh, porté par Munir Mohamedi (l'un des gardiens de but remplaçant, ndlr), notamment après la victoire du Maroc contre l’Espagne. Le fait de le voir porté par un des joueurs a-t-il eu un impact sur cette compréhension, que ce soit au Moyen-Orient, en Europe, même au Maghreb selon vous ?
Kawtar Bihya : Bien sûr, tout le monde a été agréablement choqué de voir ce drapeau porté par ce gardien de but. Voir ces trois drapeaux ensemble (Maroc, Palestine et Amazigh) a été un beau symbole. Ils font sens. La réaction de mes amis et de certains membres de ma famille, a été une véritable joie, parce que finalement on ne peut pas imaginer un peuple sans drapeau.
Les gens comprennent alors que derrière ce drapeau, il y a tout un peuple, une histoire. Au-delà du sport, cela a été un moment historique aussi pour cela. D’autant que cette équipe comporte une bonne partie de joueurs qui sont enfants d’immigrés qui parlaient uniquement la langue amazighe avec leur famille et pas la darija (arabe marocain). Cela prouve qu’il y a toujours une volonté de protéger, de transmettre et de garder tous les symboles de l’amazighité, sa beauté, par la langue, les liens familiaux, les rituels et ce drapeau.
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TV5MONDE : Il existe une importante population amazighe juive en lsraël. Y a-t-il eu une reconnaissance de cette revendication de leur côté ?
Kawtar Bihya : Ce qui est intéressant c’est qu’en Israël, ce sont essentiellement des Palestiniens qui se sont rendus dans l’espace public pour célébrer la victoire du Maroc. Je n’ai pas eu connaissance de liesse du côté des Israéliens d’origine marocaine imazighen, en tout cas de ce que j’ai vu personnellement. J’ai vu une image à Tel-Aviv d’Israéliens brandissant le drapeau marocain.
TV5MONDE : Qu’en est-il de la place de la culture amazighe au Maroc et dans sa diaspora aujourd’hui ? On sait qu’il y a eu des améliorations dans la reconnaissance de cette culture, notamment la langue tamazight qui est devenue l’une des langues officielles du royaume. Les panneaux officiels incluent maintenant les indications en alphabet tifinagh (alphabet de la langue Amazigh). Est-ce allé plus loin, selon vous ?
Kawtar Bihya : Cela fait plusieurs années que je travaille là-dessus et que j'essaie de suivre ce qui ressort de cela, notamment sur les réseaux sociaux. Il y a vraiment un renouveau culturel qui s’exprime de différentes manières dans la photographie, la musique, la danse, la poterie, le théâtre, la fabrication de bijoux.
On voit aussi beaucoup de jeunes femmes se réapproprier l’art des tatouages ("ouchem" en Amazigh, ndlr), ce qui, il y a encore 20 ans était inimaginable. Beaucoup de jeunes femmes reprennent ce rituel, qui a été littéralement effacé en moins d’une génération. C’est dire le niveau de violence que les femmes imazighen ont subi !
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Mais là où cela revient le plus c’est la musique, avec beaucoup de fusion avec d’autres styles. De jeunes Imazighen font du jazz, de l’électro, du rap, du folk rock en Amazigh. Et puis les stars classiques de la musique Amazigh traditionnelle sont toujours là, on y reste attachés. Cette nouvelle génération produit beaucoup de choses intéressantes, dans les diasporas également. Au Maroc, cette culture est reconnue.
Cela commence à être le cas aussi en Tunisie, où l’effacement a été plus rude. Cette question y est toute nouvelle mais elle s’installe, notamment grâce au Congrès Mondial Amazigh qui s’est rendu en Tunisie pour encourager les Imazighen à s’organiser, par exemple.
D’un point de vue géopolitique, la question amazighe est également présente. À l’ONU des Imazighen siègent dans des Commissions de négociations entre peuples autochtones.
Malheureusement la situation n’est pas toujours positive partout. De nombreuses personnes sont en prison, notamment la co-présidente du Congrès Mondial Amazigh Kamira Nait Sid (elle a été condamnée pour "appartenance à une organisation terroriste", "financement d’une organisation terroriste par des puissances étrangères" et "atteinte à l’unité nationale", ndlr), en Algérie, par exemple.
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De nombreuses personnes ont fait un travail de fond pour s’organiser de manière transnationale, pour ramener la question dans les grandes institutions, comme l’ONU. La question devient centrale quand vous constatez de plus en plus de cas d’appropriation culturelle, comme Madonna, ou Myriam Fares (chanteuse libanaise, ndlr).
Aujourd’hui le monde sait que nous existons. Malheureusement c'est encore dans un certain folklore aux yeux de certains. Avec la Coupe du monde, et le parcours de l’équipe nationale du Maroc, des questions idéologiques commencent à se poser : notre rapport à la pluralité dans la religion par exemple. Les Imazighen ne sont pas que des musulmans.
Nous sommes aussi des juifs, des chrétiens, des païens. J’ai hâte de voir ce qui va se passer dans les prochaines années. Il y a encore 10 ans, un hashtag #Amazigh sur les réseaux sociaux n’apportait que quelques dizaines de vues, de likes. Aujourd’hui sur Instagram par exemple, on trouve des publications avec près d’un demi-millions de personnes ayant aimé. Je n’ai jamais vu ça. Nous sommes vraiment à un tournant majeur que je ne pensais pas voir de mon vivant. C’est fou !