Migration : expulsions d'exilés subsahariens, un tournant sans précédent dans la crise migratoire en Tunisie

Alors que l’Union européenne et la Tunisie ont conclu ce dimanche 16 juillet 2023, à Tunis, un « partenariat stratégique » centré notamment sur la lutte contre l’immigration irrégulière, les ONG alertent sur la situation des migrants subsahariens expulsés vers la frontière libyenne.   

Image
Rassemblement de migrants subsahariens

Des migrants subsahariens au repos, en marge d'un rassemblement qu'ils ont organisé à Sfax, sur la côte est de la Tunisie, le vendredi 7 juillet 2023, suite aux tensions croissantes dans la ville.

© AP Photo
Partager 3 minutes de lecture

C'est désormais l’antenne libyenne de l’Organisation arabe des droits humains qui lance un appel aux institutions internationales telles que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ou encore  l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Elle leur demande d’aider les 360 migrants subsahariens secourus par les gardes-frontières libyens ces derniers jours, après avoir été abandonnés par la police tunisienne dans une région désertique, entre la Tunisie et la Libye.

Des migrants subsahariens abandonnés dans le désert

D’après les informations de l’ONG libyenne de défense des droits humains recueillies auprès des gardes-frontières libyens, toutes les personnes retrouvées ont besoin de soins médicaux et humanitaires urgents.

De son côté, le ministère libyen de l’Intérieur affirme avoir « documenté les expulsions de ressortissants subsahariens par les autorités tunisiennes vers les frontières libyennes. »

Les migrants abandonnés par les policiers tunisiens sans eau, ni nourriture, ni abris, erraient dans une zone inhabitée près d’Al’Assah, à 150 kilomètres au sud-ouest de Tripoli et environ 15 kilomètres à l’intérieur du territoire libyen. 

Depuis le 2 juillet 2023, l’ONG Human Rights Watch affirmait déjà que les forces de sécurité tunisiennes avaient expulsé plusieurs centaines de migrants et de demandeurs d’asile africains noirs, y compris des enfants et des femmes enceintes, vers une zone tampon militarisée à la frontière entre la Tunisie et la Libye.

Des expulsions effectuées en violation des procédures légales, et qui concernent aussi bien des personnes en situation régulière que celles qui vivaient en Tunisie en toute légalité.

Tweet URL

Contactées par téléphone par Human Rights Watch, quelques-unes des personnes expulsées affirment qu’elles ont été arrêtées à Sfax (ville portuaire située au sud-est de Tunis, et principal point de départ pour l’émigration clandestine vers l’Europe) et ses environs, pendant des raids organisés par la police, la garde nationale ou encore l’armée.

Toujours selon HRW, ces mêmes forces de défense et de sécurité se sont ensuite chargées de conduire les personnes expulsées à « Ben Guerdane, puis jusqu’à la frontière libyenne, à plus de 300 kilomètres au sud de Sfax, où elles ont été prises au piège dans ce qu’elles ont décrit comme une zone tampon d’où il leur était impossible d’entrer en Libye ou de retourner en Tunisie. »

Ces derniers jours, les autorités tunisiennes ont ainsi expulsé plusieurs centaines de personnes, essentiellement originaires d’Afrique subsaharienne (Côte d’Ivoire, Cameroun, Mali, Guinée, Tchad, Soudan ou encore Sénégal). Au moins six d'entre elles avaient déjà engagé une procédure de demande d’asile auprès du HCR, tandis qu’au moins deux autres étaient en possession de cartes consulaires permettant de les identifier comme des étudiants en Tunisie.

La lutte contre l’immigration irrégulière

Ces derniers mois, les tensions étaient de plus en plus vives à Sfax, où une partie des populations tunisiennes militait ouvertement pour l’expulsion des subsahariens. Une campagne de haine nourrie par le discours incendiaire prononcé en février dernier par le président tunisien Kaïs Saïed, qui n’avait pas hésité à associer les migrants africains en situation irrégulière à la criminalité.

Le chef de l’Etat tunisien avait même ajouté que la présence de ces migrants relevait d’un « complot », dont l’objectif final était de changer en profondeur la structure démographique de la Tunisie. 

C’est la volonté du pouvoir en place de mettre ces gens-là en difficulté, pour les pousser à rentrer chez eux. 

Rabie Lahbibi, chargé de projet à la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives

Tout ceci a donc débouché à des tensions sans précédent entre Tunisiens et Subsahariens. Le 3 juillet dernier, un Tunisien meurt des suites d'une attaque à l'arme blanche et dans la foulée, des centaines de migrants africains sont chassés de Sfax vers ces zones désertiques à la frontière libyenne.

« C’est la volonté du pouvoir en place de mettre ces gens-là en difficulté, pour les pousser à rentrer chez eux, nous précise par téléphone Rabie Lahbibi, chargé de projet à la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives, basée à Paris. On essaie de créer un climat qui oblige les personnes migrantes subsahariennes à quitter le territoire. » Il y a une semaine, au moins 630 de ces migrants ont finalement été ramenés de la frontière libyenne par les autorités tunisiennes, puis regroupés dans des centres gérés par l’association humanitaire Croissant-Rouge tunisien. 

Avec le concours de l’Organisation internationale pour les migrations, le Croissant-Rouge procède à un profilage de toutes les personnes qui acceptent un rapatriement, ainsi que les demandeurs d’asile et les réfugiés. « L’OIM et Croissant-Rouge tunisien essaient quand même d’assister ces migrants, nous a confié au téléphone Abdoulaye Saïd, président de l’ONG tunisienne Enfants de la lune. Mais en tant que société civile, ce qui nous gêne beaucoup, c’est qu’il y a parmi ces migrants de jeunes étudiants qui étaient à Tunis en situation régulière, et qui ont été raflés dans la rue. »

Partenariat stratégique Tunisie et UE

Sur cette photo fournie par la présidence tunisienne, de gauche à droite, le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le président tunisien Kais Saied, et la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni, au palais présidentiel à Carthage, en Tunisie, le 16 juillet 2023, à l'occasion de la signature du "partenariat stratégique" entre la Tunisie et l'UE.

© Tunisian Presidency via AP

La Tunisie et la Libye sont des pays de transit pour les dizaines de milliers de migrants qui traversent la Méditerranée afin de rejoindre l’Europe. Et pour tenter d’endiguer ce phénomène, l’Union européenne et la Tunisie ont conclu ce dimanche 17 juillet, à Tunis, un « partenariat stratégique » centré notamment sur la lutte contre l’immigration irrégulière.

« L’Union européenne se tourne vers des pays tiers, souvent des pays qui sont hostiles aux migrants, pour essayer de résoudre à sa place un problème qu’elle ne parvient pas à régler, nous a confié le politologue belge François Gemenne. Et donc si on va dans cette logique d’externalisation, aujourd’hui avec la Tunisie, demain peut-être avec l’Egypte, on ne fait que déplacer le problème. »