À l’heure où l’Europe appelle à une réponse toujours plus sécuritaire, le chercheur Wael Garnaoui étudie les raisons psychologiques et sociales qui poussent les jeunes Tunisiens à migrer de façon irrégulière. Pour TV5MONDE, il revient sur leurs représentations de leur parcours, de leur pays d’origine, de l’Europe, des frontières. Entretien.
TV5MONDE : À quoi correspond le « désir d’Occident » des jeunes Tunisiens qui migrent clandestinement, que vous développez dans votre étude ? Wael Garnaoui, docteur en psychanalyse, spécialiste des migrations irrégulières des Tunisiens : Ces jeunes Tunisiens sont attachés à l'imaginaire, au paradis européen. Ils sont traversés par l'Occident. À l’origine, ce ne sont pas eux qui veulent partir, mais l'Occident qui vient vers eux par la langue, les vêtements, le commerce.
Ils sont obligés de rester chez eux, tout en consommant tout ce qui vient de l'étranger, de l'Europe. On vit dans un monde où tout est mobile : les marchandises comme les gens. C'est normal que chaque restriction de cette mobilité développe ce désir d'Occident.
Les gens vont donc tout faire pour rejoindre cet espace, qui est l'un des plus gros marchés internationaux. C’est aussi le plus proche du pays. Les Tunisiens ne traversent pas principalement vers les États-Unis ou les pays du Golfe. Ils vont en Europe, parce qu'il y a des traditions, des langues, un partage de cultures méditerranéennes. Tous les Tunisiens connaissent quelqu’un, ont des membres de leur famille en Europe.
TV5MONDE : Face à ce désir, vous évoquez un sentiment d’enfermement, et un « traumatisme d’immobilité ». Wael Garnaoui : La majorité des Tunisiens font face à un interdit : ils ne pourront jamais aller en Europe. Ils sont privés du droit de circulation, contrairement à un Européen qui voyage dans les pays voisins, aux États-Unis, en Tunisie,... Et psychanalytiquement, tout interdit est désiré. Si on interdit à quelqu’un d’aller quelque part, il va tout faire pour transgresser cela.
Partout dans les rues, on entend les gens parler des départs, de la harga.
C’est une question clé dans le départ clandestin des Tunisiens. Quand un Tunisien grandit et réfléchit le monde, il va réfléchir la mobilité, il va voir les gens qui rentrent d'Europe avec des signes de richesse, des voitures, des motos, etc. Il se demande : «
Est-ce que moi, je peux partir en Europe ? » Bien sûr que non. Remplir les conditions pour avoir un visa n’est possible que pour une classe sociale minoritaire. Et même pour les Tunisiens qui ont de bonnes conditions de vie, ça devient aujourd'hui compliqué. Parce que la politique migratoire est sélective, y compris avec les gens qui ne veulent pas migrer mais simplement voyager.
Je pense que les restrictions de visas impactent vraiment le désir de partir de ces gens. Un départ normal devient un départ clandestin, parce que les jeunes sont convaincus qu'ils ne peuvent pas avoir de visa. Et pour ceux qui le demandent, un refus de visa signifie qu'ils sont rejetés de l'accès à la civilisation européenne dominante. Donc leur seule solution, c'est de partir clandestinement, de se donner un accès seul.
La plupart des personnes que j'ai rencontrées ont essayé d’abord d’obtenir un visa pour voyager. La famille d'un disparu m’expliquait par exemple qu’il avait été invité par sa copine à visiter la Norvège. Il n'a pas eu de visa. Après un an, il a essayé de traverser dans un kayak, et il s'est noyé. Les réductions de mobilité accentuent l’envie de partir.
TV5MONDE : Quelle vision de la Tunisie ont ces jeunes ?
Wael Garnaoui : Ça dépend, selon qu’ils aient « réussi » ou non leur migration. L’image qu’ils ont du pays et leur rapport à la Tunisie sont des réactions par rapport à leur condition.
Ceux qui veulent partir ont le sentiment d'être enfermés en Tunisie. Pour eux, la Tunisie est une grande prison à ciel ouvert. Ils n'ont pas de perspectives ici, et en même temps ils ne peuvent pas aller chercher ailleurs leur destin. Ils se sentent condamnés à vivre dans ce pays à vie. Dans leur cas, j'ai défini le désir d'Occident en partie comme une haine de soi. Parce qu'ils sont bloqués, ils vont se détester eux-mêmes, détester la Tunisie.
D’un autre côté, il y a ceux qui sont partis, qui sont bloqués en Europe, parce qu’ils y sont devenus clandestins. Ils ne peuvent plus revenir en Tunisie parce qu'ils n'ont pas les papiers. Et la Tunisie devient un peu le paradis attendu pour certains, jusqu'à ce qu'ils puissent régulariser leurs papiers et revenir.
Les Tunisiens, lors d’une crise, sont enfermés dans la crise, sans départ migratoire et sans voyage.
Le pire cas concerne les personnes expulsées. Ce sont elles qui souffrent le plus de leur présence ici, parce qu'elles n'ont pas pu profiter du « paradis européen » et que l’Europe, avec l'aide de la Tunisie, les a expulsées.
Le fait de revenir sans rien, sans argent, après avoir beaucoup payé, est une catastrophe. C’est un échec, parce que la réussite, c'est quitter le pays - même pas rejoindre l'Europe.
Une personne m'a dit lors d’une interview : «
Quand ils m'ont mis dans l'avion en Italie pour m'expulser, j'ai senti la chaleur de la Tunisie comme si c'est la chaleur de l'enfer ».
TV5MONDE : Qu’est-ce que fuient prioritairement ces migrants ? Wael Garnaoui : Premièrement, il y a davantage un discours sur le départ, qu'une réalité. Dans certains pays européens, des gens partent plus qu'en Tunisie. La différence, concrètement, c’est qu’ici, tout le monde veut partir. Partout dans les rues, on entend les gens parler des départs, de la harga (la migration clandestine, NDLR).
Et c’est bien sûr principalement la crise économique qui pousse les gens à partir. Mais par exemple, en Italie, lorsqu’il y a une crise économique, les Italiens partent travailler en France, en Allemagne, aux États-Unis, en Asie, en Afrique. Les Tunisiens, lors d’une crise, sont enfermés dans la crise, sans départ migratoire et sans voyage. C’est pourtant à travers la mobilité qu’on peut aussi créer des projets, améliorer ses conditions de vie. La migration est un agent de développement économique.
Ce discours sur la
harga est donc une réaction à un sentiment d'enfermement, un sentiment d'être opprimé, de ne pas vivre une vie digne. C’est aussi plus visible avec la baisse du taux du dinar. Les gens résidant en Europe rentrent ici, dépensent de l'argent et montrent que leur vie est plus facile.
Par exemple, voir beaucoup de voitures immatriculées « ن ت » (signe d’un véhicule acheté à l’étranger, NDLR) pousse les gens à se dire qu’en habitant en Europe, on peut envoyer une voiture ici. Lorsqu’on voit la crise des transports ici, ou le prix des voitures, ça a évidemment un impact. Les gens pensent : «
Si je passe deux ans en Europe, je peux revenir avec une voiture, alors que si je passe toute ma vie en Tunisie, je ne suis pas sûr d’en avoir une ».
TV5MONDE : Quel rôle jouent les crises politiques dans ces dynamiques ?
Wael Garnaoui : La crise politique et la non stabilité jouent aussi un rôle important dans le désir de partir. Le fait qu'il y ait chaque année un nouveau gouvernement, qu’après la démocratie, ce soit aujourd’hui un peu la dictature, fait que les Tunisiens ne peuvent pas se projeter. Cela impacte la représentation du pays chez les jeunes.
L'idée de quitter la Tunisie est devenu un projet dans lequel toute la famille, les amis, sont investis.
TV5MONDE : Quels liens faites-vous entre les migrations légales et clandestines ? Wael Garnaoui : Des jeunes font tout pour quitter la Tunisie, légalement ou clandestinement. Et l’Occident ne va pas arrêter le flux migratoire, mais le contrôler, choisir les gens dont il a besoin. Que ce soit des corps dociles, de travail, bien sélectionnés.
Aujourd’hui, on voit beaucoup de départs de médecins, d’ingénieurs, d’infirmiers, d’étudiants. Avec la privatisation des enseignements scolaires, les gens se disent aussi qu’il vaut mieux partir plutôt que de dépenser de l'argent ici.
Un jeune « lambda » va se dire : «
Si l'ingénieur est parti, le prof et le médecin sont partis, pourquoi moi je resterais ici ? ». Les classes moyennes suivent les personnes qui ont fait des études, l'élite de leur pays.
Les jeunes médecins tunisiens se retrouvent en France avec des salaires bas, des complications pour renouveler leur carte de séjour. Malheureusement, les gens ne parlent pas beaucoup de ça, parce que pour eux, «
c'est la honte ». Les migrants, légaux ou clandestins, reproduisent ce qu’on appelle le mensonge migratoire. Quand ils arrivent en Europe, ils ne parlent pas des difficultés qu’ils rencontrent, mais répètent uniquement que tout va bien.
TV5MONDE : Comment ces désirs de partir ont évolué ces dernières années ? Wael Garnaoui : J'ai commencé à travailler sur la question des migrants disparus en 2013. Le nombre et le désir de partir a beaucoup augmenté, après la révolution. Et même s'il y avait des nouvelles perspectives, la révolution n'a pas offert la liberté de circulation, qui est indispensable. (Ces nouvelles perspectives, politiques et économiques, ont été déçues à partir du milieu des années 2010, au fur et à mesure des crises, ce qui explique cette hausse des migrations, NDLR).
Maintenant, les Tunisiens vivent une crise de mobilité parce qu'ils ne savent pas où aller. C’est compliqué partout, malgré un emplacement géostratégique, et ils n’ont pas de perspectives chez eux.
C’est impossible que les gens ne migrent pas, ne partent pas, ne voyagent pas. Si on leur interdit d'aller Europe, ils iront en Turquie, dans les pays du Golfe, voire rejoindre Daesh à l'époque. Beaucoup de Tunisiens ont été attirés par l'« offre djihadiste », aussi parce qu’elle leur promettait une vie meilleure.
Par ailleurs, l'idée de quitter la Tunisie est devenu un projet dans lequel toute la famille, les amis, sont investis. C’est aussi la famille qui vit ensuite un deuil compliqué, pathologique, lorsque ces migrants disparaissent. Il y en a des milliers, dans tous les gouvernorats, en Tunisie, qui en souffrent.
TV5MONDE : Comment ces considérations intérieures se reflètent dans les rapports entre les pays ? Wael Garnaoui : Il y a une crise, mais la crise est liée à des rapports de pouvoir politiques, qui impactent aussi les subjectivités des gens.
La politique migratoire de restrictions aux frontières est aujourd’hui une politique de domination Nord/Sud. Avant, la domination passait par la colonisation, l'industrie, le commerce. Maintenant, les rapports de pouvoir entre pays se jouent aussi à travers la liberté de circulation et le droit à la mobilité.
Et aujourd’hui, c'est pire parce que la Tunisie applique l'externalisation des frontières. Les frontières européennes font désormais partie du pays. Par exemple, l’accès aux îles de Kerkennah a été interdit aux jeunes Tunisiens, parce qu'ils étaient suspectés d'être des migrants clandestins. Partout dans les villes côtières, on voit la garde nationale sur la plage. Elle surveille même ceux qui se baignent ou pêchent. Ce sont des frontières qui traversent les gens, donc les jeunes vont faire tout pour s’en débarrasser. Le fait de quitter la Tunisie devient un défi. Ils disent qu'ils détestent la Tunisie parce que ce pays ne leur donne rien et les empêche en plus de partir.
Dès qu’un Tunisien a l'opportunité de partir, il s’y attache, en pensant que c’est maintenant ou jamais.
TV5MONDE : En quoi les mesures sécuritaires européennes font écho aux préoccupations tunisiennes, notamment le durcissement récent du discours des autorités vis-à-vis des migrants subsahariens ? Wael Garnaoui : Les Tunisiens et les migrants subsahariens partent sur les mêmes bateaux. Ils rencontrent les mêmes restrictions, pour tous ceux qui ont comme destination l’Union Européenne.
Le discours sécuritaire européen trouve un vis-à-vis en Tunisie, à travers dernièrement le discours de Kaïs Saïed. Le gouvernement collabore déjà avec l'Union européenne, en assurant la garde des frontières et en enfermant les immigrés, qu’ils soient d'Afrique subsaharienne ou Tunisiens. Il y a intérêt, pour ne pas subir de pression.
Et ce qu’a ajouté le président était un rêve pour les gouverneurs européens (lorsqu'il a appelé à lutter contre l'immigration subsaharienne clandestine, accusée de «
complot pour changer la démographie » du pays, NDLR). Il justifie ce qu'ils font en termes de politique migratoire, et confirme les hypothèses contre l'immigration clandestine qui envahirait l'Europe, et selon lui la Tunisie aussi.
TV5MONDE : Si les mesures sécuritaires sont inefficaces, quelles solutions vous semblent adaptées ? Quid de la prévention ?
Wael Garnaoui : Des ONG internationales veulent convaincre des jeunes Tunisiens de rester chez eux. L'Europe finance ainsi des projets pour le développement local. Par exemple, on va vous bâtir une maison de culture, une usine, pour que vous ne partiez pas. C'est une politique de prévention qui n'a jamais fonctionné. Les projets que j’ai étudiés ne se développent pas vraiment. De plus, on ne peut pas empêcher les gens de vouloir partir. Les jeunes Tunisiens sont conscients de ce piège.
Mais si on améliore la situation économique, les gens vont avoir un niveau de vie acceptable. Ça peut diminuer le flux migratoire. Les gens pourraient aussi remplir les critères et avoir des visas plus facilement pour être mobiles.
TV5MONDE : Vous décrivez dans votre travail comment l’Europe est largement fantasmée par ces jeunes qui ne peuvent pas y mettre les pieds. Une plus grande accessibilité des visas, des parcours de voyage ou de migration légaux, aiderait donc selon vous à lutter contre les désirs de migration clandestine ? Wael Garnaoui : Bien évidemment, comme c'était le cas avant la création de l'espace Schengen. Les gens voyageaient. C'est l'Europe qui demandait à ce qu'ils restent parce qu'elle avait besoin d'eux, dans les années 50, 60, 70. Certains restaient, d’autres repartaient.
Pourquoi aujourd’hui, les gens partent et ne reviennent pas ? Les politiques migratoires ont changé, les gens ont une très mauvaise représentation de la Tunisie et sont traumatisés par l'immobilité. Ils ont besoin de beaucoup de temps pour devenir résidents. Ils ont peur de ne pas avoir de visa une deuxième fois.
Quelqu’un qui part dépense donc beaucoup d'énergie, d'argent pour avoir ses papiers. Il perd beaucoup de temps de sa présence en Tunisie, ses liens, ses opportunités. Le retour devient difficile.
Dans mon livre
Harga et désir d'Occident, j'expliquais comment un désir de partir devient ainsi une sorte de migration forcée. Un Français, un Allemand, ou un Italien part quand il veut, rentre quand il veut. Il n'a pas peur de revenir chez lui, parce qu’il a toujours le droit de voyager. Mais dès qu’un Tunisien a cette opportunité, il s’y attache, en pensant que c’est maintenant ou jamais.