Migrations des jeunes Tunisiens : "Quand je vois la situation ici, je me dis qu'il vaut mieux imaginer son avenir à l’étranger"

En Europe, les gouvernements appellent à tout faire pour lutter contre la "pression migratoire" venue de Tunisie. De l'autre côté de la Méditerranée, cette "pression migratoire" a le visage de jeunes, étudiants, travailleurs, chômeurs, qui manquent de perspectives dans leur pays et rêvent d'ailleurs. Reportage dans la banlieue de Tunis. 
Image
Migration Tunisie
Aziz, 18 ans, espère pouvoir quitter la Tunisie et partir clandestinement après son bac. Pour l'instant, il travaille sur les étals des friperies, et étudie au lycée en même temps. ME. 
Partager9 minutes de lecture
Les étudiants ou les enfants de familles aisées rêvent d’un stage, puis d’un poste à l’étranger. Les jeunes travailleurs moins favorisés, les déscolarisés, les chômeurs, eux, ont les yeux sur les traversées clandestines. Beaucoup de ces jeunes imaginent en tout cas leur avenir à l’étranger, loin de leur pays d’origine, la Tunisie.
 
D’après les statistiques nationales du pays, près de 40% des jeunes de 15 à 29 ans souhaitaient émigrer en 2020-2021. Il y a fort à parier que ce chiffre augmente au fil des crises, des pénuries et des blocages politiques. 

18 000 migrants tunisiens arrivés clandestinement en Italie en 2022

Interrogés sur leur désir de partir, Aman et son ami Tayeb, deux lycéens de 16 ans à Ariana, dans la banlieue de Tunis, répondent en riant : « Qui veut rester ici ? ». « La situation empire. Au fur et à mesure qu’on grandit, on veut de plus en plus s’en aller, avoir une autre vie. L’Europe, c’est mieux de toute façon. » Tayeb rapporte que comme des milliers de Tunisiens, deux hommes de son quartier sont partis la veille tenter la « harga », la migration clandestine en dialecte tunisien. « Et ce ne sont pas que des jeunes ! Un d’entre eux avait 39 ans, il travaillait dans un café ». Le lycéen ignore encore s’ils sont arrivés ou non. 
 
Selon l’Italie, plus de 32 000 migrants, dont 18 000 Tunisiens sont arrivés clandestinement sur les côtes du pays depuis la Tunisie en 2022. Des centaines sont morts la même année. De multiples observateurs alertent : faute de perspectives, et face à l’aggravation d’une crise protéiforme, toujours plus de Tunisiens pensent à quitter leur pays, notamment par des routes clandestines et dangereuses. 
 
Majdi Karbai, activiste auprès des migrants tunisiens arrivés en Italie, et ancien député des Tunisiens du pays, rapporte : « Le profil a changé. Maintenant, on constate qu’il y a des familles, des mineurs isolés, des mères célibataires. On voit des gens de la classe moyenne, qui travaillent, qui ne pensaient pas avant à la harga ».
 
La migration, surtout irrégulière, est un « vote par les pieds ». Quand vous partez, vous êtes en train de voter contre l’espace que vous quittezHassen Boubakri, chercheur spécialiste des migrations

Un cycle de crises ininterrompu

L’inflation à deux chiffres et l’enchaînement de pénuries de produits de base rendent en effet chaque jour plus difficile la vie en Tunisie, toujours en attente d’un accord avec le FMI. « La Tunisie est entrée dans un cycle de crises structurelles, jusqu’à ce que nous voyions aujourd’hui. Les services publics – santé, transports, éducation,… – ne sont plus capables de répondre aux besoins. Donc c’est normal que les jeunes cherchent à partir, puisqu’ils ne trouvent plus les moyens de survivre ici », complète Hassen Boubakri, chercheur spécialiste des migrations.
 
(Re)voir : Tunisie : des élections législatives dans un contexte économique et social difficile
TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...
Il ajoute : « Le réchauffement climatique, avec les pénuries d’eau et la désertification, aggrave encore la situation. Beaucoup de familles dans le monde rural ne pourront plus vivre de l’agriculture ou de l’élevage. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? La réaction, c’est le sauve-qui-peut ». Selon lui, l’exacerbation de la migration irrégulière s’explique notamment par les déceptions de la révolution, qui n’a pas offert aux Tunisiens la prospérité et l’emploi qu’ils espéraient. 
 
Les inquiétudes économiques s’ajoutent à la fermeture de l’horizon politique. Douze ans après la fin de la dictature de Ben Ali, le chercheur souligne : « Les gens ne croient plus à la classe politique. On dit que la migration, surtout irrégulière, est un « vote par les pieds ». Quand vous partez, vous êtes en train de voter contre l’espace que vous quittez. Il n’y a pas une meilleure traduction du désenchantement que l'immigration irrégulière des Tunisiens. »
 
Au lycée, je me disais qu’on pouvait réparer le pays. J’y crois toujours, mais je me dis qu’il faudrait beaucoup de travail, et que ça va prendre trop longtempsOussama, étudiant à l'université d'El Manar 

« Depuis que j’ai 15 ans, je veux partir »

Ce futur bouché inquiète Aziz, 18 ans, originaire du Kef, dans le nord-ouest du pays. Il travaille chaque jour sur les étals des friperies d’Ariana, tout en finissant sa scolarité au lycée. « Il n’y a rien qui te motive à rester ici. On n’aide pas les jeunes, on ne les encourage pas. Les gens reçoivent leur diplôme, et après ils restent 7 ans sans trouver de travail. » Pour éviter le chômage, il veut tenter la traversée après son bac. N’a-t-il pas peur des dangers de la harga ? « Non, on est morts ici ou là-bas, c’est pareil… ».
 
Aziz n’est pas le seul à faire part de ce relativisme désespéré. « Je n’ai rien à faire ici, je veux juste m’éloigner de la Tunisie. Depuis que j’ai 15 ans, je veux partir. L’été prochain, si Dieu le veut. J’ai pas peur, on galère ici ou là-bas, je préfère encore galérer là-bas », explique dans une autre boutique Hichem, 17 ans. « C’est toujours mieux d’être dans ton pays qu’à l’étranger. Mais il n’y a rien ici. Tu travailles toute la journée pour 30 dinars (équivalent de 10 euros, NDLR) », embraye son ami Rami. 
 
Pour expliquer ce désir de partir à tout prix, le psychologue Wael Garnaoui a théorisé un « traumatisme d’immobilité », allié à un sentiment d’enfermement, de ne pas vivre une vie digne et à un puissant « désir d’Occident ». 

(Re)lire : Migrations clandestines des Tunisiens : "Pour les jeunes qui veulent partir, la Tunisie est une prison à ciel ouvert"

« Ces jeunes sont traversés par l’Occident, et attachés à l’imaginaire européen. Ceux qui veulent partir ont le sentiment d’être enfermés en Tunisie. Ils vont se mettre à détester le pays, parce qu’il ne leur donne rien, et les empêche en plus de partir. » Il souligne toutefois qu’il existe davantage un discours sur le départ qu’une réalité. « Dans certains pays européens, des gens partent plus qu'en Tunisie. La différence, concrètement, c’est qu’ici, tout le monde veut partir. Tu en entends parler partout. » 
 
À l’appui de ses ambitions migratoires, l’un des jeunes hommes cite l’exemple de son cousin, qui est parti clandestinement, travaille désormais, et pour qui « tout va bien ».  Wael Garnaoui fait appel au concept de « mensonge migratoire », pour remettre en perspective ce type de narration. Ce poids psychologique interdit à ceux qui migrent de faire part de leurs difficultés : il faut plutôt rassurer ses proches, cacher d’éventuels échecs par honte, en affirmant que tout se passe bien, en montrant sa réussite, en exposant sa richesse et son installation. 

(Re)voir : L'Allemagne, nouvelle destination rêvée des migrants légaux de Tunisie
TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...

L’espoir de la migration légale pour les plus favorisés

Avant de prendre la mer et risquer leur vie, les jeunes Tunisiens, en particulier ceux qui sont diplômés ou issus des milieux les plus favorisés, nourrissent avant tout l’ambition d’une migration régulière. Des milliers de médecins, ingénieurs, étudiants partent ainsi rejoindre les rangs des entreprises ou universités occidentales chaque année. 
 
Certains d’entre eux affirment toutefois vouloir rester pour « aider leur pays », comme Wissal, qui étudie pour devenir avocate à l’université d’El Manar. Lorsqu’on lui pose la question, Nour rétorque de son côté : « Comment je peux aider la Tunisie, alors que la Tunisie ne nous aide pas ? ». L’étudiante de 23 ans vient de la banlieue cossue du Menzah 5, et espère décrocher un Master de sciences économiques, ou un poste au Canada. Pour justifier son envie, elle cite pêle-mêle les salaires bas, la lenteur administrative, l’instabilité politique, la peur du chômage. « Rien n’est reposant dans ce pays. Quand je vois la situation ici, il vaut mieux imaginer son avenir à l’étranger ». 

Photo fac Tunisie
À l'université de Tunis El Manar, beaucoup d'étudiants craignent le chômage après l'obtention de leur diplôme et rêvent déjà de stage ou de travail à l'étranger. 
© Maya Elboudrari -TV5MONDE
Croisé sur le campus scientifique, Oussama, futur ingénieur de 20 ans, craint quant à lui que le Tunisie et sa bureaucratie ne le ralentissent pour développer ses projets informatiques. « Au lycée, je me disais qu’on pouvait réparer le pays. J’y crois toujours, mais je me dis qu’il faudrait beaucoup de travail, et que ça va prendre trop longtemps. Il y a plus d’opportunités pour moi dans les pays étrangers. » 
 
Ce discours trouve ensuite un écho dans toutes les couches de la société. « Un jeune normal va se dire : « Si l'ingénieur est parti, le prof et le médecin sont partis, pourquoi moi je resterai ici ? ». Les classes moyennes suivent l'élite de leur pays », développe Wael Garnaoui.
 
La Tunisie accepte des conventions qui ne respectent pas les droits humains. Elle se retrouve toujours en position de faiblesseMajdi Karbai, activiste et ancien député des Tunisiens en Italie

Restrictions et fermeture du côté de l’Europe

Selon lui, les restrictions migratoires des pays européens ne font qu’encourager les départs clandestins. En 2021, la France a par exemple réduit de 30% le nombre de visas accordés aux Tunisiens. Paris a depuis annoncé un retour à la normale, mais il reste toujours difficile d’obtenir un visa, surtout en dehors des milieux aisés. 
 
Pour les exclus de cette politique, « un départ normal devient un départ clandestin. Si on interdit à quelqu’un d’aller quelque part, il va faire tout pour transgresser cette limite. C’est impossible que les gens ne migrent pas, ne partent pas, ne voyagent pas. Les Tunisiens vivent aujourd’hui une crise de mobilité parce qu’ils ne savent pas où aller ». Selon le psychologue, le discours sécuritaire européen, amplifié de l’autre côté de la Méditerranée par l’externalisation des frontières, accentue donc cette crise. 
 
Le 24 mars, la première ministre italienne Georgia Meloni et le président français Emmanuel Macron ont appelé ensemble à lutter contre la « pression migratoire », à stopper les « flux qui partent de Tunisie », en attendant un accord avec le FMI. Hassen Boubakri commente : « L’externalisation nous fait arriver au point où l’Union Européenne devient l’avocate de la Tunisie auprès des instances internationales comme le FMI. Ce n'est pas pour nos beaux yeux, mais bien pour que la Tunisie continue à intercepter, à interpeller, à arrêter, aussi bien les Tunisiens que les Subsahariens qui partent. Et cette politique de coopération, qui nous transforme malgré nous en gendarme de l’Europe, donne aussi lieu à des drames. Nous sommes devenus insensibles aux morts, aux naufrages, aux corps rejetés par la mer ». 

Le chercheur tunisien présage une aggravation des tensions : « D’un côté, vous avez une fermeture des frontières de plus en plus efficace. De l’autre, l’aggravation de la crise, et de plus en plus d’arrivées. C’est comme augmenter le feu sous une marmite, sans ouverture pour diminuer la pression. »

(Re)voir : Tunisie : les familles de migrants sans nouvelles et dans l'angoisse
TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...

L'ambition d'une nouvelle politique migratoire

En attendant une action sur les causes structurelles et un retour de la prospérité et de la confiance dans l’avenir en Tunisie, les deux chercheurs se rejoignent pour appeler à une ouverture des canaux légaux de migration de la part des pays européens.

Pour Wael Garnaoui, les politiques de prévention ne fonctionnent pas, et la circulation serait moins périlleuse si les Tunisiens avaient le droit de partir puis revenir, au lieu de s’accrocher à une unique opportunité, parfois clandestine. 
 
« Il faut que la Tunisie adopte une politique migratoire qui prend en compte à la fois ses propres intérêts, et nos engagements internationaux », conclut Hassen Boubakri.

L’ex-député Majdi Karbai regrette que le pays n’ait pour l’instant « pas de stratégie ou de vision par rapport à l’immigration ». 
 
« La Tunisie accepte des conventions, basées uniquement sur des questions sécuritaires, qui ne respectent pas les droits humains. Elle se retrouve toujours en position de faiblesse ». Il raconte avoir lancé un réseau avec des parlementaires européens pour revoir ces conventions, et proposer un autre modèle sur l’immigration, prenant davantage en compte les aspects sociaux ou économiques, voire la liberté de circulation. Après la suspension du Parlement où il siégeait par le président Kaïs Saïed, il espère que ce travail pourra reprendre lorsque la Tunisie « reprendra le chemin vers un État démocratique ».