Fil d'Ariane
Des traversées de migrants qui explosent, des naufrages d'embarcations qui s'enchaînent et une réponse européenne qui patine. En Méditerranée centrale, principale route migratoire vers l'Europe, l'absence de cadre politique profite à l'anarchie et génère des "catastrophes quotidiennes". C'est ce que déplorent les acteurs du sujet.
Des migrants attendent d'être transférés de Lampedusa vers l'Italie ce 15 septembre 2023.
Dernier exemple en date: le débarquement depuis lundi d'environ 11.000 exilés en Italie, dont la plus grande partie sur l'île de Lampedusa, saturant le centre d'accueil géré par la Croix-Rouge.
Les images ont été rapidement érigées par les extrêmes droites européennes comme la preuve d'une submersion migratoire.
Voir : Lampedusa fait face à un afflux record de migrants
Sur ce couloir maritime où plus de 2.000 personnes ont trouvé la mort cette année selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), les compteurs s'affolent: 126.000 personnes ont rallié les côtes italiennes depuis le début de l'année, contre 66.000 sur la même période l'an dernier, selon Rome.
Un responsable du HCR à l'AFP.
À elle seule, cette route a représenté "la moitié des arrivées irrégulières dans l'Union européenne" depuis janvier, avec des migrants essentiellement ivoiriens, égyptiens et guinéens, a relevé jeudi l'agence européenne de garde-côtes et de garde-frontières, Frontex.
Une "pression migratoire" qui "pourrait persister" dans les prochains mois, "les passeurs baissant les prix" sur les côtes africaines, anticipe Frontex.
Cette accélération découle d'une explosion des départs de Tunisie (+260% en 2023 comparé à la période janvier-août 2022) lié au changement de posture des autorités tunisiennes, commente auprès de l'AFP Vincent Cochetel, l'émissaire de l'ONU pour la Méditerranée centrale et occidentale.
Les ressortissants d'Afrique subsaharienne fuient la Tunisie, où ils se sentent maltraités et stigmatisés. Des centaines d'entre eux ont ainsi été abandonnés cet été, en plein désert, par les forces de sécurité.
"Les autorités tunisiennes laissent partir ces personnes (par la mer). Elles ont relâché leurs efforts en matière d'interception des bateaux et de sauvetage des migrants", explique ce responsable du Haut-commissariat aux réfugiés (UNHCR).
En première ligne, Rome a récemment adopté un décret qui entrave en partie les activités des navires d'ONG. Ces derniers doivent désormais transporter les personnes secourues vers un port - souvent très lointain - dès la première opération, les empêchant de facto d'enchaîner les sauvetages.
Sauf que "la situation est tellement folle" depuis août, explique Fabienne Lassalle, directrice adjointe de SOS Méditerranée, que les garde-côtes italiens "nous ont demandé de leur prêter main forte", notamment lors d'une série de quinze sauvetages consécutifs (623 personnes) par le bateau-ambulance de l'ONG les 10 et 11 août. Du jamais-vu.
"En mer, on voit désormais des barques faites de bout de métal mal soudés. La situation est telle que le blocage politique est inhumain", déplore Fabienne Lassalle.
Le président français Emmanuel Macron a souligné vendredi que la situation à Lampedusa démontrait "les limites" des "approches strictement nationalistes", appelant à un "devoir de solidarité européenne".
Les discussions européennes autour d'un pacte migratoire sont enlisées à la Commission européenne, qui a présenté en septembre 2020 un texte censé déboucher sur un système de solidarité entre États membres dans la prise en charge des réfugiés.
"On réclame un mécanisme de sauvetage et de répartition pérenne et prévisible. Une solidarité effective. Mais pour l'heure, on ne voit pas de progrès" à Bruxelles, observe Vincent Cochetel.
Pendant ce temps, "les catastrophes quotidiennes sont devenues la nouvelle norme", regrette-t-il.
Et quand bien même un accord de répartition serait signé, les compromis ont tant dévitalisé le texte - notamment la possibilité de s'acquitter d'une forme d'amende plutôt que d'accueillir des personnes -, qu'il n'aurait "aucun impact", estime Chloé Peyronnet, chercheuse sur les politiques migratoires européennes à l'université Paris Panthéon-Assas.
Faute d'avancée, le Parlement européen a adopté mi-juillet une résolution pour renforcer les moyens de Frontex dans les opérations de sauvetage.
Les nouveaux débarquements à Lampedusa interviennent dix ans, presque jour pour jour, après un naufrage qui avait fait plus de 300 morts près de l'île.
"La mer est l'un des seuls espaces où les murs et les barbelés ne sont pas possibles. Donc les gens vont continuer de tenter la traversée", souligne Vincent Cochetel.