Fil d'Ariane
Vous avez rencontré les sept moines, quelques semaines avant leur assassinat. Dans quel état d’esprit les aviez-vous trouvés ?
Le très beau film de Xavier Beauvois « Des hommes et des dieux » se construit sur une prise de décision finale et unique, celle de rester malgré la violence.
Mais en fait les moines se sont posés plusieurs fois cette question, "faut-il rester ?" et ceci durant au moins trois ans. Ils ont rencontré plusieurs fois Monseigneur Tessier, archevêque d'Alger pour en discuter, réfléchir ensemble. Ces années de violence ont été des années d'interrogations et ils ont à plusieurs reprises réaffirmé leur souhait de rester. Ils ont plusieurs fois été écoutés et reçus individuellement par Monseigneur Tessier pour que chacun prenne bien sa décision selon son souhait personnel.
Ils n’étaient pas candidats au martyr. Ils n’étaient pas des têtes brûlées. Ils aimaient la vie. Mais ils étaient déterminés.
Père Armand Veilleux.
Je suis venu pour les entendre, les aider dans leur réflexion. Je n’étais pas là pour les dissuader de rester. On m’a demandé de venir parce que j’étais totalement extérieur à la situation algérienne. Ils avaient peut-être besoin d’un regard extérieur. Ils n’étaient pas candidats au martyr. Ils n’étaient pas des têtes brulées. Ils aimaient la vie. Mais ils étaient déterminés. On sentait une très grande sérénité chez eux.
Il faut se souvenir que l’année de leur assassinat, la menace terroriste semblait moins présente. Le processus électoral avait repris. Le président Liamine Zéroual (NDLR : le président Zéroual avait été confirmé par les électeurs dans ses fonctions le 16 novembre 1995) avait été élu quelques mois auparavant. Et le niveau de violence, dans le pays, reculait. Les années les plus sombres de cette guerre civile semblaient être derrière.
Pourquoi sont-ils restés ? Que vous ont-ils dit ?
Il n’était pas question pour eux d’abandonner les populations locales, musulmanes. Ils ne voulaient pas se soustraire au risque de laisser seules les populations villageoises face aux agissements des GIA.
Le frère Christophe qui s’occupait de la coopérative agricole au sein de la communauté villageoise revenait sur les témoignages qu’il recevait des paysans. « Si vous partez, c’est la fin de tout de notre espérance. Vous êtes notre sève mais aussi notre espérance », entendait-il. Il faut connaître l’histoire de ce monastère. Il ne s’est pas construit à côté d’un village. La communauté villageoise et rurale s’est développée avec la présence du monastère. La vie des moines et la vie des populations locales étaient fortement imbriquées. Ils étaient d’ailleurs considérés comme étant des Algériens et non des Français.
Il n’y avait aucun prosélytisme derrière toute cela. Tibhirine était la réalisation d'une fraternité entre musulmans et non-musulmans.
Père Armand Veilleux.
Le frère Luc, né en 1914, qui avait 82 ans au moment de sa mort avait été enlevé par le FLN pendant la guerre d’Indépendance car Français, pour être ensuite relâché. En 1962, le jour de l'indépendance, la population du village avait invité les moines à célébrer la libération du pays et il n'était pas question qu'ils partent. Les moines étaient Algériens de fait.
Le frère Luc était un vrai homme de Dieu, médecin, il soignait les gens de la communauté villageoise. Et chaque moine était là pour soutenir cette population rurale. Il n’y avait aucun prosélytisme derrière toute cela. Tibhirine était la réalisation d'une fraternité entre musulmans et non-musulmans. Le dialogue inter-religieux n’était pas pour eux une affaire intellectuelle mais plutôt une somme d’actes quotidiens en faveur de l’autre. Ils ne pouvaient pas partir.
Vous avez porté plainte au nom de l’ordre. Est-ce qu’un jour on connaîtra enfin la vérité sur les circonstances et les auteurs de leurs assassinats ?
Sept ans après leur mort, aucune enquête n’avait été ouverte à Paris. Pourtant c’est une procédure automatique en cas d'une prise d‘un otage français à l’étranger. Comment dire ? Les relations entre Alger et Paris sont complexes ! Florence Aubenas, alors journaliste à Libération, m’a dit une très belle phrase qui résume la philosophie de notre démarche : « Les moines vivaient dans la vérité. Vous leur devez la recherche de la vérité ».
Je salue le travail des juges français depuis l’ouverture de l’enquête. Mais je ne voudrais pas que les circonstances de leur mort et l’enquête judicaire en cours occultent ce qui est important c’est-à-dire le témoignage de leur vie. C’est ce que la béatification va tâcher de rappeler.
Procureur général de l'ordre des Trappistes-Cisterciens, au moment de l'assassinat des moines, le père Armand Veilleux se rend en Algérie pour récupérer les cercueils et les corps des moines de Tibhirine. Le moine du monastère de Chimay demande aux autorités algériennes d'ouvrir les cercueils. Devant un nouveau refus, le moine cistercien habitué aux travaux manuels menace de "prendre son tournevis et d'ouvrir" par lui-même les cercueils. Les officiels algériens s'exécutent. Les cercueils étaient lestés de sable pour faire croire à la présence des corps. Seuls restaient les têtes. L'attitude étrange des autorités algériennes a sans doute encouragé le dépot de plainte de l'ordre monastique.
Plus de 20 ans après la mort des sept moines, est-ce que la présence de moines à Tibhirine est à nouveau envisagée ?
Nous y avons pensé. Mais une présence permanente de moines implique une forte présence militaire sur place. Il serait impossible de recréer un vrai contact avec la population locale, entourés de soldats en armes. Et ce serait contraire à l’esprit et au sens de la vie des sept moines. Les tombes des moines sont devenues aujourd’hui un lieu de recueillement et de pèlerinage des populations musulmanes. Ils ont été adoptés par l’Algérie. Un pays qu’ils aimaient.