Fil d'Ariane
L'ancien foyer Bara en 2018 avant sa destruction. Il abritat en plus de ses résidents un marché, un restaurant, une salle de prière.
C'est la fin d'une ère et le commencement d'une autre. La ville de Montreuil vient d’inaugurer le nouveau foyer Bara. L'ancien "Bara" avait été détruit en 2018 pour "insalubrité". Cinquante ans après avoir été une usine de pianos transformée en foyer. Ce bâtiment était devenu le symbole de l'immigration de travail malienne. La destruction et la reconstruction de "Bara" incarnent l'histoire mais aussi l'évolution de la présence malienne en France. Reportage.
"Ici il y avait un restaurant, un marché. On pouvait y acheter des plats, des tissus, toute sorte de produits Il y avait des concerts. Maintenant c'est une simple salle commune." Toumany Traoré, 63 ans, un brin nostalgique, ne reconnait plus les lieux en rentrant dans le nouveau foyer bara. Le son de la kora ne résonne plus dans ce bâtiment neuf à peine sorti de terre, aux allures de résidence étudiante avec ses 160 chambres individuelles. Tout n'est pas achevé. Dans la salle des machines à laver le linge, des ouvriers s'affairent encore sur les canalisations d'eau. "Ma chambre n'est pas encore terminée. Je devrais emménager dans la semaine", confie Toumany Traoré.
Un résident du nouveau foyer Bara découvre sa chambre en 2023.
La construction d'un nouveau 'Bara' reste un symbole fort. Le nom de Bara ne se résume pas seulement à un simple foyer pour travailleurs "Tout le monde connaît Bara en Afrique de l'Ouest. Bara est un lieu culturel, un lieu de rencontre, une incarnation de notre histoire, celle des Maliens en France", considère Toumany Traoré.
Les griots y gagnaient très bien leur vie en chantant des nuits entières la généalogie des familles.
Salif Keita en 2010 sur le foyer Bara.
En mars 1968, au numéro 18 de la rue Bara, dans l'ancienne manufacture des pianos Klein, s'installent des travailleurs migrants. Le foyer tire son nom de la rue, celui d'un jeune martyr républicain de la Révolution française, mort à 14 ans. Bara, signe du destin, signifie également en bambara, "travail". Les résidents sont majoritairement Maliens et viennent alors presque exclusivement d'une région, celle de Kayes. Ils sont alors 240. En 1969, l'année suivante, avec l'installation de lits superposés leur nombre double.
De grands noms de l'histoire contemporaine et culturelle malienne passent alors par ce foyer. "Salif Keita venait régulièrement", confie Toumany Traoré. En effet dans une rare interview donnée sur le foyer Bara en 2010 à l'hebdomadaire français Télérama, le chanteur malien connu mondialement Salif Keita se souvient des veillées dans l'ancienne manufacture. "Les griots gagnaient très bien leur vie en chantant des nuits entières la généalogie des familles, au son de la kora ou du balafon."
Le foyer Bara, ici sa cour en 2012, a accueilli jusqu'a plus de 1000 résidents. Ils sont aujourd'hui 160.
Durant cette période, dans les années 80, on trouve alors de tout au foyer Bara : des couturiers, un café, un restaurant. Des femmes viennent cuisiner mafé et yassa. Une salle de prière est installée au sous-sol. C'est à ce moment là que le quartier du foyer, à Montreuil, prend le surnom de "petit Bamako".
Mais parallèlement à ces moments d'échanges et de rencontres, les conditions de logement se dégradent. À Bara, l’humidité dans les chambres et l’omniprésence de cafards, de puces de lit, de rats deviennent banales. Et le foyer accueille de plus en plus de résidents. Ils sont plus de 1000 dans les années 1990. Le foyer n'est plus entretenu. Des fissures apparaissent sur la façade de l'ancienne usine à tel point que le bâtiment menace de s'effondrer à la veille de sa destruction en 2018.
"Les conditions étaient, c'est vrai, très sommaires. Au sein du foyer il n'y avait pas assez de couchages. Les travailleurs de nuit et ceux du jour se partageaient à tour de rôle le même lit", se souvient Toumany Traoré. "Mon père avait un lit à son nom et quand il a quitté le foyer j'ai pu prendre sa place", ajoute-t-il. Un bailleur, associatif, l'AFTAM, gère durant cette période le lieu. Les conditions d'entrée dans le foyer sont très lâches. 'Bara' est perçu par de nombreux Maliens comme une porte d'entrée en France. "Un oncle, un père ou un frère accueillait le nouveau venu", se rappelle Toumany Traoré.
Un résident dans la chambre 9 de l'ancien foyer Bara en 2018
En 1968, la transformation de l'usine en foyer représente alors, aux yeux des travailleurs maliens, une avancée et un appel. C'est ce que confie Toumany Traoré. "La France avait besoin de bras mais il n'y avait pas de logements. Les Maliens, et ce fut le cas de mon père, logeaient dans les années 1960 dans les caves de Montreuil".
Un travailleur malien au sein du foyer Bara dans les années 80.
Les anciens estiment que le nouveau foyer est bien "plus confortable" que le précédent. Toumany Traoré vient de prendre sa retraite. " Mon corps est fatigué. J'ai fait un peu tous les métiers, les métiers que les Français ne voulaient pas faire. J'ai commencé dans le bâtiment. Et j'ai fini comme chef d'équipe dans le lavage des vitres du musée d'Orsay", confie-t-il.
Souleymane Camara est, lui, le doyen du foyer, résident depuis 1973. Sorti de la mosquée, cet ancien maçon se rend à la pharmacie pour faire un test covid et se faire vacciner. "Je rentre au pays dans quelques jours", avoue-t-il tout sourire. Sa famille est restée là-bas. Mais l'homme ne part pas définitivement. "Je vais revenir. J'ai besoin de soins."
Le retour définitif au pays n'est pas encore envisageable pour les anciens. La loi, en France, fixe en effet à six mois la durée annuelle de séjour sur le territoire français pour qu'ils puissent bénéficier de l’Aide de solidarité aux personnes âgées (ASPA). Cette prestation mensuelle est en effet versée par l’État aux retraités qui ont de faibles revenus. Elle complète leur pension jusqu’à 960 euros. Son attribution est suspendue si les bénéficiaires restent moins de 6 mois en France sur une année civile.
Nos vies ont été dures. Mais nous avions l'impression que nous avions une chance de nous en sortir. C'est plus compliqué aujourd'hui pour les jeunes, notamment avec les papiers.
Toumany Traoré, 63 ans.
Les retraités acceptent avec fatalité cette obligation. "Nous avons crée un vrai fil, un vrai réseau entre la France et le Mali. Notre présence a permis d'aider nos familles, nos villages, nos communautés", confie Toumany Traoré qui précise que les résidents avec l'aide d'associations comme la Cimade ont financé une centaine de puits dans les villages de la région de Kayes.
"Nos vies ont été dures, cabossées. Mais nous avions l'impression que nous avions une chance de nous en sortir. J'ai pu ainsi aider mes enfants qui sont restés au pays. C'est plus compliqué pour les jeunes notamment pour les papiers", confie Toumany Traoré. "Je suis arrivé en 1980 et je ne suis finalement resté qu'un an dans la clandestinité". En 1981, François Mitterrand remporte l'élection présidentielle. La gauche au pouvoir procède alors à une régularisation massive des travailleurs étrangers sans titre de séjour.
"Aujourd'hui c'est très compliqué d'avoir des papiers. De mon temps les choses étaient plus simples. Les Français ont pourtant toujours besoin de ces jeunes Maliens pour effectuer les métiers qu'ils ne veulent pas faire", ajoute Toumany Traoré. Tout personne sans titre de séjour doit en effet justifier 10 ans de présence et de travail sur le territoire français pour voir sa demande de titre de séjour en préfecture accepter.
La majorité des Maliens, présents en France, semble ne pas posséder de titre de séjour. Selon le ministère des affaires étrangères français, le nombre de Maliens titulaires d'un titre de séjour était de 90 000 en 2019. Le Conseil supérieur de la diaspora malienne, principale association de défense des Maliens en France, met en avant une autre donnée. Plus de 193 000 Maliens présents en France n'ont pas de papiers. Aucun chiffre officiel de l'administration française ne permet de confirmer ou de démentir ce chiffre.
Le dossier de la destruction du foyer Bara illustre cette nouvelle fracture au sein de la diaspora malienne, entre ceux qui ont un titre de séjour et ceux qui doivent se battre pour obtenir des papiers, souvent les plus jeunes.
Ibrahim (nous avons changé son prénom), 29 ans, fait partie de ces jeunes Maliens qui vivent dans la clandestinité. Il travaille comme électricien sur de nombreux chantiers, notamment sur ceux du Grand Paris. Il est arrivé en 2018 au Foyer Bara, juste avant sa destruction. "Mon oncle m'avait réservé un couchage. C'est comme cela que j'ai pu venir en France", raconte le jeune homme. Ibrahim est expulsé du foyer, en raisons des travaux à venir. Il ne se voit pas proposer de solution de relogement. "Les choses étaient beaucoup plus simples dans l'ancien foyer, plus fluides. On venait et on voyait si un lit était disponible", regrette-t-il.
Ibrahim s'est réfugié dans un squat à quelque 15 minutes du foyer Bara au 138 rue de Stalingrad en plein Montreuil avec 230 autres jeunes travailleurs maliens. Ils ont, en très grande majorité, moins de 30 ans. "On est là depuis quatre ans et aucune solution ne s'offre à nous", soupire Ibrahim.
Tout tourne autour de la question de la délivrance des papiers. Pour avoir un logement digne il faut des papiers. Pour les obtenir, il faut travailler mais pour pouvoir travailler il faut avoir des papiers.
Ibrahim, 29 ans, travailleur malien.
Lors de la destruction de l'ancien foyer Bara, les résidents en règle avec le bailleur de l'époque se sont vus proposés une solution de relogement. Mais les jeunes sans-papiers, arrivés plus récemment au 18 rue Bara, n'ont pas pu être relogés par la Mairie. La ville de Montreuil se défend pourtant de les avoir oubliés.
"Le bailleur de l'époque nous a confié 430 dossiers de relogement. Nous avons trouvé une solution pour 526 personnes", explique-t-on au sein de la municipalité. "La préfecture exigeait que les résidents aient des papiers. Hélas, ce n'est pas nous qui sommes responsables de la délivrance des titres de séjour", précise t-on au sein de l'équipe municipale. La municipalité communiste a mis en place un soutien juridictionnel pour aider les jeunes migrants à obtenir un titre de séjour. Elle s'occupe également du squat du 138 rue Stalingrad.
C'est ce que reconnaît Ibrahim. "La mairie nous aide à entretenir, nettoyer le lieu. Ils ont installé des sanitaires. Les Montreuillois nous aident aussi."
Mais tout tourne autour de la question de la délivrance des papiers selon Ibrahim. "Pour avoir un logement digne il faut des papiers. Pour les obtenir, il faut travailler mais pour pouvoir travailler, il faut avoir ces papiers." Ibrahim "emprunte" donc le titre de séjour d'un ami pour travailler. "Les employeurs ferment les yeux. Ils ont besoin de nous", décrit l'électricien malien.
"À l'école dans mon village (ndlr : il est originaire de la province de Kayes) je percevais la France comme une nation généreuse. Ce n'est plus le cas pour moi. La France se sert de nous pour construire ses routes, ses gares de métro mais sans rien nous donner en retour", estime le jeune homme, secoué par la mort de deux jeunes travailleurs maliens sur le chantier du Grand Paris. Le jeune homme connaissait les deux victimes : Keita et Seydou. Ils vivaient aussi au squat, 138 rue de Stalingrad.
Ibrahim, malgré son amertume, "tient le coup". "Nous nous aidons, nous sommes solidaires entre nous." Comme si l'esprit de l'ancien foyer Bara, celui de l'ancienne manufacture de pianos où résonnaient les chants des griots, s'était déplacé dans le squat du 138 de la rue de Stalingrad.