Musique : comment a évolué le rap au Maroc ?

Il y a 50 ans, le hip-hop naissait aux États-Unis. Cette culture s’est ensuite exportée partout sur la planète. Au Maghreb, le rap continue de prendre de l’ampleur. Le Maroc a vu éclore de nombreux artistes qui se démarquent grâce à une identité qui leur est propre. Entretien.

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El Grande Toto

Le rappeur marocain El Grande Totoen train de rapper à Agadir, au Maroc, entouré de musiciens.

capture d'écran AFPTV
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Le 11 août 1973 dans un HLM du Bronx à New-York, Clive Campbell alias DJ Kool Herc, un DJ d’origine jamaïcaine innove. Il fait tourner le même disque sur deux platines, isole  les séquences de rythmes et percussions et les fait durer dans les enceintes, préfigurant le "breakbeat", composante essentielle de la musique hip-hop.

Aujourd'hui maître dans son pays, le hip-hop grandit rapidement jusqu'à ébranler une industrie de la musique qui lui a d'abord résisté. Désormais présent sur tous les continents, le hip hop est devenu un phénomène culturel majeur, notamment à travers sa discipline la plus populaire : le rap. Sur le continent africain, le Maroc est devenu un vivier de rappeurs. 

Quelle est la différence entre le rap et le hip hop ? 

  • Le mouvement hip hop regroupe plusieurs disciplines, comme la danse hip hop, le graff, le djing et le beat boxing.
  • Le rap est un courant musical faisant partie de la culture hip hop.

Anissa Rami, journaliste spécialiste du rap, estime que la popularité du rap à l’international a contribué au développement d’un rap marocain avec une identité qui lui est propre. Si le style musical est encore naissant dans le pays et qu’il est confronté à certaines difficultés, un avenir prometteur lui tend les bras. 

TV5MONDE : À partir de quand le rap s’est-il développé au Maroc ?

Anissa Rami : Il y a toujours eu des rappeurs mais je dirai qu'il s'est vraiment développé dans les années 2000. L'essor d'internet et des blogs ont permis de mettre plus de lumière sur la scène rap marocaine à cette époque. Le rappeur Don Bigg est l'un des pionniers, il a sorti son album en 2006. C'était des morceaux assez dénonciateurs.

Ensuite, de 2012 à 2016, de plus en plus d’artistes ont vu le jour. Par exemple, le collectif Naar a vraiment participé à l’essor du rap au Maroc. En 2019, ils ont fait un album qui réunit beaucoup de rappeurs marocains en collaboration avec pas mal de rappeurs français. 

Très vite, le rap marocain s’est tourné vers l’étranger et vers la France. Il y a des collaborations avec Koba LaD, Laylow. 2019 a été une année où ce collectif a vraiment été connu en France. 

TV5MONDE : Quels sont les liens entre le rap français et le rap marocain ?

Anissa Rami : La spécificité du rap marocain, c’est que c’est en darija marocain, c’est-à-dire en dialecte marocain, donc en arabe et dans ce dialecte. Il y a pas mal d’artistes africains qui peuvent rapper en français ou en anglais, là il y a une spécificité de garder la langue et de rapper dans cette langue-là. 

Même s’ils ont une volonté d’être connus à l’étranger, ils gardent cette spécificité en la mélangeant avec l’anglais, l’espagnol et même le français. Le rap marocain a eu envie d’amener cette touche de : “On vient du Maroc, on veut garder notre culture marocaine”, tout en faisant des liens avec la France. 

On voit vraiment qu’il y a des liens qui se font entre artistes africains. 

Anissa Rami, journaliste spécialiste du rap

Par exemple, dans le collectif Naar, il y a le groupe Shayfeen qui a fait une collaboration avec le rappeur Laylow. Ça leur a permis de montrer leurs capacités, qu’ils existaient sur la scène française. C’était quand même important pour eux de faire des concerts à Paris, d’avoir pas mal d’échanges. 

Avec l’évolution, il y a aussi maintenant au-delà de la France des collaborations avec des rappeurs égyptiens, anglais, mais aussi avec des rappeurs afrobeats. Par exemple, le rappeur marocain le plus connu, El Grande Toto rappe, toujours en darija, mais il a aussi pas mal de touches en français. En ce moment, il fait pas mal de morceaux afrobeat (NDLR : courant musical mélangeant traditions africaines à des influences jazz et rock) avec des artistes africains. On voit vraiment qu’il y a des liens qui se font entre artistes africains. 

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TV5MONDE : Comment le rap marocain se démarque-il du rap américain ou européen ? 

Anissa Rami : Il se démarque par la langue, qui est très spécifique, mais aussi par les instrus, qui vont être influencées par des rythmiques de Raï. Le fait de garder sa propre identité fait que c’est un rap reconnaissable. Même s’ils gardent cette identité, ils vont aussi s’adapter aux influences du moment. Par exemple, on va dire que l’une des dernières influences dans les instrumentales c’est la musique Jersey, donc les rappeurs marocains vont faire du Jersey. 

Le fait de garder cette identité fait qu’ils arrivent à se différencier, à être connus en tant que rappeurs marocains.

 

Anissa Rami, journaliste spécialiste du rap

Ils assument ce côté musique du Maghreb, tout en étant influencés par la Jersey (NDLR : un style de rap caractérisé par un tempo assez rapide, des sonorités saccadées et agressives) avec, par la drill (NDLR : un sous-genre du rap caractérisé par des paroles choquantes ou un rythme irrégulier), par le boom bap (NDLR : un courant musical caractérisé par un rythme régulier et des basses profondes). Le fait de garder cette identité fait qu’ils arrivent à se différencier, à être connus en tant que rappeurs marocains. Il y a une vraie scène dans le pays, les artistes font beaucoup de collaborations entre eux. Il y a une vraie volonté d’être connus avec leur propre identité. 

TV5MONDE : Dans quelle mesure le rap est devenu un courant musical majeur ? 

Anissa Rami : Comme le rap est devenu mondialement connu, le rap français était beaucoup écouté au Maroc, avant qu’il n’y ait de rappeurs marocains. Au Maroc, il y a cette volonté d’écouter ses propres rappeurs. Donc ils arrivent à conserver cette identité parce qu’ils ont un public sur place qui les écoute, qui va à leurs concerts, etc. La France a longtemps été vue comme un el dorado, mais c’est moins le cas maintenant. 

TV5MONDE : Que revendique le rap marocain ? 

Anissa Rami : Comme le rap en France ou aux États-Unis, le rap marocain a commencé par des revendications. Mais un peu comme le reste du rap, il y a beaucoup plus de divertissement maintenant. Ça va beaucoup parler de la rue. 

Cette conscience de la misère va toujours être là, mais soit vouloir en faire un échappatoire, un divertissement ou le faire passer avec des propos qui ne vont pas directement être dénoncés se fait beaucoup. 

 

Anissa Rami, journaliste spécialiste du rap

Le groupe Shayfeen disait qu’il voulait éviter d’éveiller les consciences parce qu’il voulait que leur musique soit un échappatoire. Ils disent qu’il y a toujours cette "conscience de la misère", de vivre dans un pays anciennement colonisé, plus pauvre, cloisonné, etc. Cette conscience de la misère va toujours être là, mais soit vouloir en faire un échappatoire, un divertissement ou le faire passer avec des propos qui ne vont pas directement être dénoncés se fait beaucoup. 

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Par ailleurs, les rappeuses de la nouvelle génération ont aussi plus ce rôle de dénoncer, un peu comme en France. Elles vont dénoncer par exemple les oppressions faites aux femmes.

TV5MONDE : Quelles sont les difficultés rencontrées par les rappeurs marocains ? 

Anissa Rami : Pour que les artistes soient signés dans des labels, il n’y a pas de structures, ni dans les pays africains. Il va donc quand même falloir se démarquer, être connu à l’étranger pour être signé. El Grande Toto par exemple est signé en France. Il va donc quand même y avoir cette difficulté là. 

Pour vraiment être connu et en vivre, on n’en est pas là.

 

Anissa Rami, journaliste spécialiste du rap

Je pense qu’il y a des volontés de créer ses propres labels sur place, mais c’est difficile. On peut faire du rap, mais on ne peut pas gagner sa vie avec. Après, il y a quand même les concerts et des labels indépendants. Par exemple, le collectif Naar, qui s’est organisé en indépendant pour faire des liens entre les rappeurs avait cette volonté-là, de faire son propre collectif. 

Pour vraiment être connu et en vivre, on n’en est pas là. Cette difficulté de structuration dans les pays africains est en train d’éclore. C’est les 50 ans du rap, mais il y a 50 ans, il n’y avait pas de structures ni aux États-Unis ni en France. Comme c’est naissant au Maroc, les structures sont en cours. L’avenir, c’est d’être signé dans son pays.