C’est une centaine de pages qui se dévorent avec délectation. Deux raisons à cela : d’une part, le récit captivant d’une trajectoire qui commence durant la colonisation pour se terminer à l’aube du XXIème siècle, et d’autre part le choix d’une forme, l’entretien, qui rend la lecture aisée.
Tout part d’une rencontre, en 1999 à Paris, entre l’auteur du livre, Seidik Abba, ancien rédacteur en chef central de l’hebdomadaire panafricain Jeune Afrique (aujourd’hui journaliste indépendant), et le professeur Boubakar Ba. Une initiative qu’ils doivent à Abdou Kimba, leur compatriote et ami commun.
Très vite, les échanges entre les deux hommes se transforment « en enseignements sur l’histoire des indépendances africaines, sur le régime de Hamani Diori, premier président du Niger, sur la genèse de la création du Centre d’enseignement supérieur de Niamey – l’ancêtre de l’Université de Niamey – et d’autres sujets tout aussi importants. »
Boubakar Ba naît le 29 décembre 1935, à Say, dans l’actuel Niger, l’une des huit colonies de ce que l’on appelle alors l'AOF, l’Afrique Occidentale Française. A l’époque, outre le Niger, ce vaste territoire regroupe la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan français – devenu Mali –, la Guinée, la Côte d’Ivoire, la Haute-Volta – devenue Burkina Faso –, le Togo et le Dahomey – devenu Bénin.
A cinq ans, et alors qu'il n'a pas encore atteint l’âge requis, huit ans, le petit Boubakar est inscrit à l’école élémentaire de Diapaga, la bourgade où son père était employé comme fonctionnaire. Quatre ans plus tard, à la fin de son CE2, il quitte cet établissement qui ne pouvait pas lui permettre de poursuivre ses études, pour rejoindre l’école régionale de Fada-Ngourma, alors distante de 210 km. Un véritable voyage « initiatique » qu’il effectue à pied, à cheval et à dos d’âne.
Après le CM2, Boubakar Ba intègre le Collège moderne de Niamey, qui venait d’ouvrir ses portes. Nous sommes en 1946, il a onze ans. A la fin de son année de seconde, ils sont trois élèves à être sélectionnés pour poursuivre leurs études comme internes au lycée Van Vollenhoven de Dakar, au Sénégal.
Arrivé tout seul à Dakar, alors capitale de l’Afrique Occidentale Française, car ses deux camarades avaient raté le car et l’avion à Niamey, Boubakar Ba est accueilli au lycée Van Vollenhoven par un homme qui est persuadé qu’il entre en sixième. Il est vrai qu’il ne mesurait que 1m47 et paraissait beaucoup plus jeune que son âge. Ce n’est que le lendemain, après les vérifications d’usage, que l'homme s’aperçoit de sa méprise.
En plus des conditions de vie plus favorables – lits, draps, eau courante et électricité en permanence –, le jeune Boubakar Ba découvre les bienfaits d’une alimentation équilibrée. «C’est sans doute pour cette raison que j’ai vite grandi en arrivant à Dakar, affirme-t-il. En effet, je suis passé de mon 1,47 m à mon arrivée à « Van Vo » à 1,51 m l’année suivante, puis à plus de 1,60 m l’année d’après. J’ai donc grandi de façon vertigineuse en deux ans. Pour moi, une bonne partie de ce changement de taille tient à mon nouveau régime alimentaire. »
Doté de capacités intellectuelles hors normes, Boubakar Ba rafle aussi tous les prix scientifiques, y compris ceux de philosophie. Après le baccalauréat, il s’inscrit en mathématiques générales à l’Institut des hautes études de Dakar, qui était alors le seul établissement d’enseignement supérieur de l’AOF. Un choix de conviction, car tous ses camarades le poussent à aller en France, tandis que lui ne souhaite partir qu’en cas d’impossibilité de poursuivre ses études sur place.
En 1954, après l’obtention de son diplôme de Mathématiques générales avec mention bien, Abdoulaziz Wane, un Sénégalais diplômé de l’Ecole centrale, encourage Boubakar Ba à rejoindre la France. Arrivé à Paris en octobre 1954, Boubacar Ba est présenté à Léopold Sédar Senghor par le même Abdoulaziz Wane. Les deux hommes mettront tout en œuvre pour l’aider à s’installer, puis à intégrer le lycée Hoche, à Versailles.
A la rentrée suivante, il rejoint le lycée Louis-Le-Grand, à Paris. Puis, il réussit le concours de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, où il est alors le premier Africain. Une fois admis à Normale sup, et après un passage par l’université de Princeton, aux Etats-Unis, Boubakar Ba soutient une thèse de doctorat en mathématiques à la Sorbonne en 1965. Dans la foulée, il obtient son premier poste d’enseignant à Rennes, en Bretagne.
Mais entre-temps, Léopold Sédar Senghor est devenu le premier président du Sénégal indépendant. A l’initiative de son ami mauritanien Alassane Sy, ils sont tous les deux embauchés à l’université de Dakar, où Boubakar Ba passe trois ans. Déçu par l’environnement de travail dakarois, il rejoint finalement Antananarivo, où il fonde l’Institut de recherches en Mathématiques. Nous sommes en octobre 1968.
Peu de temps après, il fait la connaissance de Thomas Sankara, qui n’est alors qu’un jeune officier en formation dans la Grande Ile. Trois ans plus tard, en 1971, Boubakar Ba est appelé par les autorités de son pays natal, le Niger, afin de présider aux destinées du CES, le Centre d’enseignement supérieur, l’ancêtre de l’université de Niamey.
Malgré de nombreuses péripéties, Boubakar Ba réussit son pari et accueille ses premiers étudiants, parmi lesquels le jeune Mahamadou Issoufou, l’actuel président de la République du Niger. Arrivé à la tête du CES sous la présidence de Hamani Diori, le père de l’indépendance nigérienne, Boubakar Ba assiste au putsch de 1974, et à l’arrivée au pouvoir du lieutenant-colonel Seyni Kountché.
Cinq ans plus tard, le président Kountché décide d’évincer Boubakar Ba du CES. Ce dernier retrouve un poste d’enseignant à l’université d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Il y reste douze ans. Puis c’est le retour en France.
Ce sera son dernier poste, avant une retraite bien méritée. «Quand mon contrat s’est terminé en Côte d’Ivoire, précise-t-il, j’ai réintégré le poste que je n’avais d’ailleurs jamais occupé à Paris XIII-Villetaneuse. En arrivant, j’ai été complètement déçu par l’état des universités françaises. Les salles de cours étaient épouvantables. Les assistants, les maîtres-assistants, les maîtres de conférences ne respectaient plus les anciens comme on le faisait à notre époque. Ils ne leur accordaient plus de considération. Or, chez les «matheux» surtout, il y avait un grand respect des anciens. » Le respect, comme la liberté, sont quelques-uns des maîtres-mots qui ont guidé la vie du professeur Boubakar Ba, dont l'intelligence et la générosité étaient au service du réveil du continent africain.