Fil d'Ariane
Le 27 juillet dernier, des militaires s'emparent du pouvoir au Niger. La CEDEAO leur pose un ultimatum jusqu'au 6 août, pour rétablir le président renversé Mohamed Bazoum, sous peine d’utiliser “la force”. Certains pays de la région s’y opposent. L’Algérie a indiqué samedi 5 août son "refus catégorique" de toute intervention militaire au Niger. Éclairage sur la question avec Kader Abderrahim, professeur de sciences politiques à Sciences Po.
Des Nigériens participent à une marche appelée par les partisans du chef du coup d'État, le général Abdourahmane Tiani, sur la photo, à Niamey, au Niger, le dimanche 30 juillet 2023.
TV5MONDE : Le président Tebboune a déclaré qu’une potentielle intervention militaire au Niger "est une menace directe pour l'Algérie. Nous refusons catégoriquement toute intervention militaire". Pourquoi ce refus ?
Kader Abderrahim, professeur de sciences politiques à Sciences Po et auteur de “Géopolitique de l'Algérie” : Il y a plusieurs raisons. D'abord par principe et parce que c'est la doctrine de l'Algérie depuis l'indépendance. L'Algérie est hostile à toute forme d’ingérence dans les affaires intérieures d'un État. C’est une question de position diplomatique, de principe.
L’autre raison, c'est que l'Algérie considère le Sahel et donc les pays limitrophes de l'Algérie comme le Niger ou le Mali, comme étant son pré carré, sa profondeur stratégique. Voilà pourquoi le président Tebboune s'est manifesté ainsi.
Il faut tout de même revenir aux origines de la crise et des conflits auxquels on assiste au Niger et dans la région depuis plus de 10 ans. Ils sont la conséquence première de la guerre provoquée par la France et la Grande Bretagne en 2011 en Libye. Cela a eu pour effet de déstabiliser l'ensemble de la région. C’est une situation qu'on continue à payer aujourd'hui encore.
L'Algérie est un pays qui est aujourd'hui inquiet de voir se développer à ses frontières et dans son espace régional, des conflits tous azimuts. L'Algérie a 1000 kilomètres de frontière commune avec le Niger et 1200 kilomètres avec la Libye qui ne parvient pas à retrouver sa stabilité. Elle a 900 kilomètres de frontière avec la Tunisie, là aussi, un pays qui est sur le fil du rasoir.
Si on regarde la frontière sud du Sahara et du Sahel, le Niger, le Mali, le Burkina sont aujourd'hui dans une situation d'instabilité après différents putschs militaires et coups d'État. C’est ce qui explique l’inquiétude de l’Algérie.
Cela fait douze ans que les Européens n’arrivent pas à stabiliser ces pays qui étaient plutôt favorables à la France. De plus, ils n’ont pas trouvé la formule militaire nécessaire pour combattre les différents groupes terroristes dans la région, que ce soit Al-Qaïda ou bien ceux affiliés à Daesh.
TV5MONDE : Dans cette équation complexe, quels rôles jouent ces groupes terroristes ? Que doit-on attendre de leur part en cas d’intervention militaire ?
Kader Abderrahim : Je n'imagine pas une offensive des groupes terroristes, quels qu'ils soient et quelle que soit leur affiliation. Ils sont dans une situation qui leur est plutôt favorable, une situation d'observation et ils vont attendre de voir comment la situation va évoluer.
TV5MONDE : Une intervention militaire de la CEDEAO au Niger est-elle sérieusement envisageable dans cette situation ?
Kader Abderrahim : Je ne pense pas qu'il y aura d'intervention militaire de la part de la CEDEAO. C’est très compliqué. Il n'y a pas beaucoup d'armées membres de la CEDEAO qui sont prêtes aujourd'hui à aller mourir pour Niamey.
L'une des armées les plus puissantes sur le continent, c'est le Nigeria. Le Nigeria a un gros problème, c'est que la majorité des soldats qui composent l’armée nigériane sont de l'ethnie haoussa, la même ethnie que celle dont est originaire le général putschiste Tiani. Les soldats de l’armée nigérienne sont eux aussi majoritairement haoussa. Une intervention avec les forces nigérianes serait compliquée.
De plus, l'Algérie a déjà dit qu'elle y était très hostile et il est difficile aujourd'hui d'envisager des opérations militaires sans l'aval ou le soutien, même s’il n'est pas militaire, mais à tout le moins diplomatique, de l’Algérie, surtout dans une région qui est déjà très instable et très tourmentée.
TV5MONDE : Le Mali et le Burkina Faso qui ont annoncé prendre les armes aux côtés du Niger en cas d’intervention militaire, ont-ils aussi ce lien fort avec l’Algérie ?
Kader Abderrahim : Oui. Le Mali, c’est aussi la profondeur stratégique de l'Algérie. C'est quasiment 1000 kilomètres là aussi de frontières sur le flanc sud de l'Algérie et le nord du Mali. Le massif des Ifoghas a beaucoup fait l'actualité, car la zone est aujourd’hui contrôlée par les groupes terroristes.
Cela explique aussi l’inquiétude de l’Algérie. On n'imagine pas une demi seconde l'armée malienne aller se battre aux côtés des Nigériens, si toutefois il y avait une intervention militaire de la CEDEAO, dans la mesure où elle n'est même pas en capacité d'intervenir sur son territoire et notamment dans le Nord pour limiter les victimes maliennes, tout simplement.
Les soldats maliens n’ont pas une grande expertise des combats et l'armée malienne n’est pas parvenue à endiguer l’essor du terrorisme islamiste dans la région et son pays, jusqu’à présent.
TV5MONDE : Ces déclarations sont de l’ordre de l’effet d’annonce, selon vous ?
Kader Abderrahim : Nous sommes dans un jeu de rôle. L'ensemble du Sahel est aujourd'hui dirigé par des militaires qui ont fait des coups d'État les uns après les autres. Le Burkina, le Mali, la Guinée, aujourd'hui le Niger. Cette région est à nouveau plongée dans une instabilité institutionnelle mais qui était déjà sécuritaire et militaire avant ces coups d’État.
C’est, de plus, une région très pauvre. Le Mali et le Niger sont considérés par les classements de la Banque mondiale et du FMI comme deux des pays les plus pauvres au monde. Donc là aussi, s'il n'y a pas de stabilité sur le plan institutionnel, c'est très compliqué économiquement d’apporter le minimum à la population.
Donc oui, ce sont des effets d'annonce, des jeux de rôle, parce que les militaires à Bamako n'ont pas plus de légitimité que ceux qui ont fait ce coup d'État à Niamey. En plus, il n'y a pas de projet politique. Il s'agissait surtout pour le général Tiani de rester en poste et de préserver ses intérêts puisqu'il avait été nommé en 2011 par le prédécesseur du président Bazoum, le président Issoufou et il s'est considérablement enrichi. Il ne veut donc pas renoncer à ses privilèges.
TV5MONDE : Que peut-on imaginer comme scénario dans la région, au Niger en particulier et dans la région du Sahel pour les prochains mois ?
Kader Abderrahim : Jusqu'à présent, nous n’avons pas entendu les militaires putschistes à Niamey formuler un plan politique ou un quelconque projet. Ils n'en ont pas à priori. Ensuite, il s’agit effectivement d’une zone assez convoitée pour son sous-sol.
Rappelons tout de même que 75 % de l'électricité consommée en France vient des centrales nucléaires. Et pour faire tourner ces centrales nucléaires, nous avons besoin d'uranium. Le Niger est un des plus grands producteurs d’uranium, et un partenaire économique important pour la France dont les sociétés exploitent les mines.
Donc oui, il y a un enjeu économique, mais il y a aussi un enjeu géostratégique dans un contexte de reconfiguration des rapports de force internationaux consécutif à la guerre en Ukraine. Le Sahel en est effectivement un enjeu.
En février 2023, pour la première fois, un ministre des Affaires étrangères russes se rendait au Mali. Et Sergueï Lavrov a bien compris que la France était devenue le maillon faible au Sahel. Cela se confirme avec le coup d'État au Niger. Pour la Russie, il y a eu “un coup à jouer” avec les milices Wagner qui pour le moment ne sont pas à la manœuvre au Niger. Mais elles pourraient être appelées pour renforcer le contrôle militaire au Niger et renforcer leur pouvoir.
Les rapports de force sont en train d’être redistribués dans cette région du Sahara-Sahel. Il y a beaucoup d'enjeux évidemment géostratégiques, mais il y a aussi des enjeux souvent sous-jacents, qui sont les questions des sous sols et les richesses qu'elles contiennent, que ce soit le pétrole, le gaz pour l'Algérie ou la Libye, les minerais qui sont extrêmement importants dans cette région du Sahel.
TV5MONDE : En parlant de la Russie, c’est le plus gros fournisseur d’armement pour l’Algérie. Cela joue-t-il un rôle dans la décision algérienne de rejeter une intervention militaire ?
Kader Abderrahim : Non, ce sont deux choses distinctes. Aujourd'hui, l'Algérie est en train de diversifier ses partenariats, même si l'armée algérienne continue à être équipée à plus de 70 % par la Russie. La Russie ne cherchera donc pas à entrer en confrontation avec l'Algérie, certes, d'un point de vue strictement diplomatique. À priori au Niger, Wagner n'est pas présent et n’est pour le moment pas intervenu.
La Russie va laisser l'Algérie continuer à gérer son espace et son environnement naturel, son environnement stratégique. La nature des relations entre l'Algérie et la Russie font qu'aujourd'hui ni l'un ni l'autre n'ont intérêt à la confrontation, bien au contraire. Les deux nations se concertent davantage qu'on ne le dit, notamment sur les enjeux au Sahel. D'autant que même en Russie, Wagner est aujourd'hui devenu un problème pour Vladimir Poutine.
Donc non, il n'y aura pas de de points de désaccord à ce sujet entre l'Algérie et la Russie. Simplement, pour les Africains, l'enjeu, c'est d’abord la crédibilité. Sous la pression de la France, les Africains et la CEDEAO brandissent depuis une semaine la menace d'intervention militaire, comme un coup de poker. Mais il faut avoir du jeu. Et ni la France ni la CEDEAO n'ont les bonnes cartes en main aujourd'hui pour faire pression sur les généraux putschistes à Niamey.
TV5MONDE : Comment ces États peuvent-ils se sauver la face maintenant ?
Kader Abderrahim : Pour sortir de l'impasse sans perdre la face, que ce soit la CEDEAO, comme la France et surtout les généraux putschistes, il faut laisser une chance à la diplomatie de poursuivre le dialogue. On devrait assister prochainement à un ballet diplomatique pour obtenir des engagements qui ne seront tenus par personne.
Et puis chacun va entériner un état de fait avec un “engagement” des militaires à Niamey à remettre très rapidement le pouvoir entre les mains des civils après des élections. On risque de se retrouver dans une situation de “Frozen conflict”, comme disent les anglo-saxons.
C'est une situation qui va être gelée parce que d'abord l'armée française est aujourd'hui contestée et qu'on n'imagine pas la France intervenir directement. C'est absolument impensable et cela irait en contradiction avec ce que professe Emmanuel Macron depuis qu'il est à l'Élysée. Et cela provoquerait en France des tensions politiques importantes.
Tout cela me fait dire qu’il n’y aura pas d’intervention militaire, malgré les déclarations sénégalaises parlant d’envoi de 700 soldats au Niger. Le Sénégal aussi est confronté à des gros problèmes de politique intérieure, une grosse crise dans la perspective de l'élection présidentielle. Les autres pays membres de la CEDEAO ne sont pas prêts à gérer un nouveau conflit dans leur environnement économique.
La solution serait de favoriser un véritable plan de coopération. Les États-Unis ont été peu bavards sur ce sujet, donc il s’agirait d’un plan entre l’Union européenne et les pays de la CEDEAO, pour le développement économique mais également pour lutter de manière efficace contre le terrorisme qui gangrène la région.