Pesticides en Afrique : "une catastrophe sanitaire au ralenti"

Le 31 janvier dernier, le Conseil Constitutionnel français validait la fin de l’exportation de pesticides interdits en Europe et produits en France. Or en Afrique, des pesticides bannis en Occident sont utilisés, parfois massivement. Ils y sont responsables d'intoxications aiguës, de pathologies chroniques et de décès, de l'agriculteur au consommateur.
 
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Marché femme
Une femme vend de la papaye sur un marché de Lagos, au Nigeria. ©AP Photo / Sunday Alamba
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Dans la salade du marché, le champ du paysan ou encore sur les doigts des enfants... En Afrique, les pesticides sont partout, ou presque. Présents depuis la colonisation, leur utilisation, difficilement quantifiable à cause d'un marché illicite, augmente rapidement depuis plusieurs années. Elle représente pour beaucoup de chercheurs et de médecins, un problème de santé publique et environnemental. Parmi ces pesticides figurent des substances interdites en Europe pour leur toxicité mais vendues quand même par les pays européens, dont la France.
 

Pesticides en Afrique : qui sont les utilisateurs ?


"Depuis l'époque coloniale, la France exporte des pesticides pour les utiliser dans les plantations. Mais ce qui est en train de se passer, c'est une généralisation de l'utilisation des pesticides par les petits paysans, y compris dans des cultures où avant il n'y en avait pas. Aujourd'hui, cette utilisation est massive. Elle a explosé depuis dix ou vingt ans," explique Moritz Hunsmann, chargé de recherches au CNRS et spécialiste des politiques sanitaires en Afrique.

Se protéger des pesticides est déjà extrêmement difficile dans les conditions européennes. En Afrique, c'est souvent strictement impossible.Moritz Hunsmann, spécialiste des politiques sanitaires en Afrique

Cette augmentation va de pair avec la circulation de substances pour certaines très dangereuses. Elles sont utilisées dans des conditions d’agriculture locale, avec une impossibilité de fait des paysans de se protéger contre les expositions, selon Moritz Hunsmann. "Se protéger des pesticides est déjà extrêmement difficile dans les conditions européennes. En Afrique, c'est souvent strictement impossible pour des raisons à la fois financières et liées à la structure des cultures familiales : il y a une imbrication des lieux de travail et de vie et, souvent, la présence d'enfants dans les champs," explique-t-il.

L'efficacité réelle des équipements de protection individuelle est aussi largement mise en cause par des chercheurs en ergo-toxicologie. Par ailleurs, ces équipements seraient beaucoup trop chers pour la plupart des paysans et impossibles à porter dans des conditions tropicales ou subtropicales. "Il en résulte une impossibilité de se protéger réellement contre les expositions en tant que travailleur agricole", ajoute Moritz Hunsmann.
 

Le glyphosate et le paraquat font le plus de dégâts


L'herbicide principalement utilisé par les petits paysans est à base de glyphosate, la molécule la plus vendue au monde, utilisée pour détruire les mauvaises herbes. Il a l'avantage de pouvoir être utilisé dans beaucoup de situations et sur tous types de végétaux. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), une agence de l'OMS, a classé le glyphosate comme « cancérogène probable » en 2015. Le paraquat est un autre herbicide largement utilisé par les paysans en Afrique et très dangereux pour la santé humaine.

Le paraquat et les organochlorés se retrouvent dans la salade du marché et dans les mains des utilisateurs alors même qu’ils sont interdits en Afrique.Sylvain Ilboudo, chargé de recherches en toxicologie à l'Institut de Recherche en Sciences de la Santé de Ouagadougou

"Le paraquat et les organochlorés (ndlr : composé organique de synthèse, comportant au moins un atome de chlore et utilisé comme solvant, pesticide, insecticide, fongicide) se retrouvent dans la salade du marché et dans les mains des utilisateurs alors même qu’ils sont interdits en Afrique. Avec le glyphosate, ce sont ceux qui posent le plus de problème en Afrique, en terme de toxicité pour l'homme", affirme Sylvain Ilboudo, chargé de recherches en toxicologie à l'Institut de Recherche en Sciences de la Santé de Ouagadougou.
 

Quels effets sur la santé ?


Vertiges, nausées, irritations cutanées, gêne respiratoire, voire décès... Ce sont les différents effets d'intoxication aiguë dus à l'exposition ou à l'ingestion d'herbicides, rapportés à l'Institut de Recherche en Sciences de la Santé de Ouagadougou. Le chercheur du CNRS, Moritz Hunsmann, rapporte lui le cas de familles entières mortes d’intoxications aiguës, après avoir mangé des céréales ou des légumes traités très récemment, peut-être avec des substances qui ne sont pas censées être utilisées sur ces types de cultures. Cependant, dans les faits, tous les effets ne sont pas encore connus car la grande majorité des cas d'intoxication aux pesticides ne sont pas rapportés par la population et restent donc invisibles.

"Les rapports sont incomplets. Les gens hésitent à dire ce dont ils souffrent exactement, car ils ont peur de dire qu’ils ont utilisé des pesticides non homologués. Nous sommes face à une sous-évaluation des problèmes de santé à l’heure actuelle." déplore Sylvain Ilboudo.
 

Un certain nombre de pesticides rendent dépressifs voire suicidaires.Moritz Hunsmann, spécialiste des politiques sanitaires en Afrique

On rapporte notamment des cas de suicides à l'aide de pesticides. Fin 2018, le chercheur Sylvain Ilboudo a mené une recherche et récupéré des données auprès de services de santé dans une commune au Burkina Faso. En un mois, une vingtaine d’intoxications graves ayant conduits à la mort avaient été rapportées. Dans plus de la moitié des cas, il s'agissait de suicides. Les hommes plus que les femmes sont concernés. "Le suicide par pesticide n'est pas chose nouvelle ici. Il nous est régulièrement rapporté par les populations que nous allons étudier" explique le chercheur.

"Un certain nombre de pesticides rendent dépressifs voire suicidaires. L’exposition à la substance a des effets sur le système nerveux central", ajoute de son côté Moritz Hunsmann. Pour ce dernier, les intoxications aiguës ne sont que le pic de l'iceberg.

"Le vrai problème de santé publique, ce sont les effets à long terme d’une exposition chronique, qui n’a pas d’effet direct et immédiat. On peut citer les cancers, mais également les maladies neurodégénératives, cardiovasculaires, l’infertilité... Les pesticides rendent les enfants "bêtes".  Il y a une interférence dans la structuration du cerveau à la fois in utero et pendant les jeunes années, ou le cerveau est particulièrement sensible aux expositions toxiques. On parle d’effets irréversibles sur le développement cognitif des enfants. Quant au diabète et à l’obésité, qui sont des problèmes de santé majeurs en Afrique, nous commençons également à avoir de très sérieux doutes sur l’implication des pesticides.  Ils ne sont pas les seuls responsables, mais ils jouent certainement un rôle. Il s’écoulent souvent des années, voire des décennies, entre les expositions aux pesticides et la survenue des problèmes de santé qui y sont liés. Nous assistons à une catastrophe sanitaire qui se déroule au ralenti. Son ampleur réelle reste largement invisible."
 

Entre approvisionnement légal et filière illicite


Souvent, c’est via des cultures d'exportation, comme le cacao et surtout le coton, que les paysans ont accès aux engrais chimiques ou aux pesticides. Ils y ont accès dès le début de la saison et ne doivent les payer aux coopératives ou sociétés cotonnières qu'une fois la saison finie. Les paysans n’ont donc pas à sortir de l’argent de leur poche. Un fonctionnement qui incite à l'utilisation des pesticides là où ils n'étaient pas utilisés il y a encore dix ou vingt ans.
 

On se retrouve de manière structurelle avec des pesticides qui ne sont pas supposés se retrouver dans le maraîchage mais uniquement dans la culture de coton.

Moritz Hunsmann, spécialiste des politiques sanitaires en Afrique


"On gagne très mal sa vie en cultivant du coton" souligne Moritz Hunsmann, "c’est un produit qui se vend à bas prix. Le fait d'en cultiver permet aux paysans d’avoir accès à des pesticides qu'ils utilisent un peu sur le coton mais surtout sur les cultures qui leurs permettent de vivre, c’est-à-dire le maraîchage mais aussi les cultures céréalières. On se retrouve donc de manière structurelle avec des pesticides qui ne sont pas supposés être utilisés dans le maraîchage mais uniquement dans la culture de coton."

Il existe aussi et surtout des produits "non normés" et largement utilisés par les paysans. Des produits interdits pour la plupart, mais acheminés par les frontières, sans subir aucun contrôle.

"Dans la majorité des cas, les pesticides utilisés sont des produits illicites : l’étiquette ne permet pas de savoir d’où ils viennent. Ce sont de fausses déclarations. En général, ces produits disent venir de France, d'Allemagne, d'Israël, de Chine et du Pakistan et représenteraient 40 à 60% des pesticides recensés chez l'utilisateur" affirme Sylvain Ilboudo, chargé de recherches en toxicologie à Ouagadougou.

Pour certains chercheurs, l’idée d’un usage "contrôlé" ou "sécurisé" des pesticides est un discours fabriqué par les industriels. En Afrique, ces derniers s’emploient d'ailleurs à financer de manière assez massive des formations à destination des paysans pour leur expliquer le "bon usage" de leurs produits. Mais pour Moritz Hunsmann, l'enjeu principal de ces formations est ailleurs.
 

Il y a un combat sur les mots. Employer le terme "phytosanitaire", c’est accepter un vocabulaire qui relève de la communication.Moritz Hunsmann, spécialiste des politiques sanitaires en Afrique

"Les industriels européens et américains luttent pour des parts de marché contre des fabricants indiens, chinois et autres. Ils font donc leur publicité par ce moyen, tout en tentant d'apparaître plus vertueux que leurs concurrents. Par ailleurs, ils emploient aussi un vocabulaire communicationnel pour désigner les pesticides : les "agents phytosanitaires". C’est un terme façonné par l’industrie. Le terme "phytosanitaire" signifie "pour la santé des plantes". Or, quand on appelle produits "phytosanitaires" des herbicides, faits pour tuer les plantes, on est dans le mensonge. Il y a un combat sur les mots. Employer le terme "phytosanitaire", c’est accepter un vocabulaire qui relève de la communication."

Pour ce dernier, il s'agit aussi de faire peser sur le paysan la responsabilité des accidents dûs aux pesticides, en niant les qualités dangereuses propres aux substances chimiques. "Cette idée du paysan africain qui manque de formation pour bien se servir des pesticides et cette promotion d’un usage "contrôlé", raisonné, sécurisé des pesticides, met la responsabilité sur les paysans africains et véhicule l’idée selon laquelle les problèmes sanitaires et environnementaux seraient dus à la mauvaise utilisation des substances et non pas à leurs qualités intrinsèques".

Il ne s'agit pas pour autant de balayer d'un revers de main l'utilisation et la vente de tous les pesticides sur un continent qui souffre encore de malnutrition et qui devra répondre dans les années qui viennent à un défi démographique de taille.

"Je ne dis pas que l’on ne pourrait pas s’en passer. Je pense que l'on peut, explique Moritz Hunsmann. "L’ONU aussi reconnaît aujourd’hui que cela est possible et bien des exemples montrent que des paysans africains passés en agriculture biologique s’en sortent économiquement, parfois même mieux qu’avant. Mais sortir de l'agriculture chimique implique une réorientation drastique de la politique agricole des pays africains, des organisations internationales, ainsi que des investissements massifs pour amener les paysans vers des modes de production qui se passent de pesticides. Les paysans doivent être soutenus et accompagnés pour ne pas, après avoir payé le prix sanitaire de l'utilisation des pesticides, avoir à payer le prix économique de ce passage-là.", conclut le spécialiste.