Pourquoi des figurants du film "Tirailleurs", exilés en France depuis plusieurs années, sont menacés d'expulsion ?

Des années après leur arrivée sur le territoire français, des figurants du film “Tirailleurs” (2022) avec Omar Sy sont menacés d’expulsion. Le schéma se répète pour de nombreux exilés, principalement africains, arrivés en France alors qu’ils étaient mineurs. Que se passe-t-il quand ils deviennent majeurs ? Explication. 

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Omar Sy
Les acteurs Omar Sy et Alassane Diong interprètent deux tirailleurs sénégalais pendant la Première guerre mondiale dans le film "Tirailleurs" (2022).
© Marie-Clémence David via Gaumont - France 3 Cinéma - Mille Soleils - Sypossible Africa
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"Ils sont là depuis quatre ou cinq ans (...), et d’un coup, tout s’écroule pour eux, on leur dit qu’ils ont menti". À Charleville-Mézières, le cas d'Oumar, Ousmane, Fodé et une autre personne exilée souhaitant garder l’anonymat, n’est pas isolé, à entendre leur avocate, Maître Julie Segaud-Martin. Ils ont reçu une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) par la préfecture des Ardennes, des années après leur arrivée en France. Il y a quelques mois encore, les quatre hommes participaient en tant que figurants au tournage du film "Tirailleurs" (2022), aux côtés de l’acteur Omar Sy, tourné dans les Ardennes. La fiction rend hommage aux tirailleurs sénégalais, forcés, pour la plupart, à rejoindre l’Europe et à se battre aux côtés de l’armée française pendant la Première Guerre mondiale.

À (re)lire : Qui étaient les tirailleurs sénégalais, héros du film avec Omar Sy ?

Plus d’un siècle plus tard, Oumar, Ousmane ou Fodé ont emprunté la même route, mais n’ont pas la même trajectoire de vie. Eux ont fui leur pays.

La préfecture accuse les jeunes exilés d’avoir produit des actes d’état civil non authentiques et d’avoir menti sur leur date de naissance.Maître Julie Segaud-Martin, avocate des quatre figurants.

Des jeunes exilés expulsés au moment de leur majorité

Leur histoire, c’est celle de nombreux jeunes majeurs sans-papiers, qui comme eux, sont arrivés sur le territoire français en tant que mineurs. 

Ils ont pour la plupart été accompagnés par l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), les services départementaux de l’État pour les mineurs. “Ils ont été placés par le Conseil départemental, pris en charge par l’ASE et bénéficié de contrat jeunes majeurs. Ils ont eu un accompagnement et passé des diplômes", explique l’avocate. Pendant cette période-là, ils ne sont pas expulsables, et l’État a même le devoir de les protéger. 

Arrive le moment de leur majorité, souvent après plusieurs années passées dans le pays, et ils doivent demander un titre de séjour, un document permettant de séjourner sur le territoire français en tant que majeur. C’est là que les OQTF tombent. “Ils doivent, dans tous les cas, à la fin de leur 18e année demander un titre de séjour sur le territoire”, se défend la préfecture des Ardennes contactée par TV5MONDE.

Pour Maître Julie Segaud-Martin, le même scénario se reproduit à chaque fois. “La préfecture accuse les jeunes exilés d’avoir produit des actes d’état civil non authentiques depuis leurs pays d'origine et d’avoir menti sur leur date de naissance, explique-t-elle. Du coup, on leur refuse leur titre de séjour.” Pour Oumar, l’un des quatre figurants menacés d’expulsion, c’est l’incompréhension. "Ils disent que mes papiers sont faux, se confie le jeune malien de 19 ans dans une interview accordée à Le Monde. Mais il fallait le dire dès le début, du coup !"

Une OQTF, en dépit du parcours migratoire ou professionnel du jeune

L'histoire de Oumar fait écho à celle de nombreux autres exilés. Mamadou Yaya Bah, surnommé Yaya, apprenti boulanger-agriculteur, a vécu le même choc, en 2021, au moment de la réception d’une OQTF envoyée par la préfecture de l’Ain. Sa patronne et présidente de l’association Patron.n.e.s solidaires, Patricia Hyvernat, avait fait une grève de la faim pour interpeller l’opinion publique sur son cas. 

Yaya est arrivé à 15 ans de Guinée, il était à l’ASE, explique-t-elle. Il avait une promesse d’embauche de notre part, parce qu’il avait fait des stages chez nous, des stages très encadrés avec des conventions. Dans son dossier, il y avait les témoignages de tous les patrons des stages qu’il avait fait. Et la préfecture de l’Ain a ignoré le dossier.”

J’ai dit un mot sur les réseaux sociaux : “Aujourd’hui, j’entame une grève de la faim, c’est un geste à la hauteur de mon affection pour toi.” Je savais que l’issue était fatale pour lui s’il rentrait.Patricia Hyvernat, présidente de l'association des Patron.n.e.s Solidaires

Il y a le parcours en France, mais aussi celui qui les a amenés ici. “Dans certains pays, quand l’enfant part, s’il revient, il devient un enfant maudit, qui a loupé son destin. Il est tué, voire agressé, violé, tabassé, explique Patricia. Yaya avait une telle angoisse de devoir retourner en Guinée. J’ai dit un mot sur les réseaux sociaux : “Aujourd’hui, j’entame une grève de la faim, c’est un geste à la hauteur de mon affection pour toi.” Je savais que l’issue était fatale pour lui s’il rentrait."

À (re)voir : France : le combat d'une boulangère pour Yaya, son apprenti guinéen

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La préfecture des Ardennes assure pourtant que les dossiers sont “examinés au cas par cas”.“La date d'arrivée, les liens privés et familiaux, le respect de l'ordre public et le parcours de la personne, y compris son parcours d'inclusion dans la société caractérisé par la situation scolaire ou professionnelle, sont pris en considération", explique-t-elle. 

À titre d’exemple, “la participation en tant que figurant dans un film est un élément parmi d'autres, mais ne saurait pas à elle seule déterminer la décision." Mais alors, comment expliquer que, dans les cas de Yaya ou d’Oumar, la préfecture conclut une OQTF ?

Dans mon cabinet, c’est toujours la même chose pour tout le monde. La préfecture des Ardennes accuse toujours ceux qui viennent du Mali, de Guinée, du Sénégal, d’Afrique en général, d’avoir produit des faux actes d’état civil.Maître Julie Segaud-Martin, avocate des quatre figurants.

Une OQTF qui cible majoritairement des exilés africains ?

Ces OQTF de jeunes majeures concernent principalement des personnes venues d’Afrique, affirme l’avocate. “Dans mon cabinet, c’est toujours la même chose pour tout le monde. La préfecture des Ardennes accuse toujours ceux qui viennent du Mali, de Guinée, du Sénégal, d’Afrique en général, d’avoir produit des faux actes d’état civil.” 

Patricia partage le même sentiment. “On soupçonne beaucoup les jeunes guinéens de mentir sur leur âge, sur leur origine ou sur leur histoire, rappelle-t-elle. Pour ces raisons, on peut systématiquement les refouler. Mais parfois la réalité est tellement dure à entendre qu’ils nous épargnent ça. Mon apprenti est là depuis qu’il a 15 ans, il en a 22 aujourd’hui. Je commence seulement maintenant à savoir les vraies raisons de son départ de la Guinée. C’est parce qu’elles sont trop atroces. Les cicatrices sont sur son corps. C’est tellement violent qu’ils ne le disent pas tous en préfecture.

Mis à part la préfecture, les actes d'état civil qu'ils fournissent n'ont d'ailleurs jamais été remis en cause par une autre institution.

Pendant la période où ils sont en France, de plusieurs années, à aucun moment, le parquet n’émet un doute sur l'état de minorité des jeunes, détaille l’avocate. Ils ont fait faire des passeports et des cartes consulaires dans leurs ambassade respectives, mais rien ne leur a été refusé.” 

De fait, Maître Julie Segaud-Martin est confiante pour l’issue du procès des quatre figurants. “Le raisonnement du tribunal administratif est souvent de dire : “Certes, les documents sont falsifiés, mais cela ne remet pas en cause la date de naissance du jeune”, confie-t-elle. 

À (re)voir : France : Yaya Bah l'apprenti boulanger ne sera pas expulsé

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Quant à Yaya, il a finalement obtenu gain de cause, après la grève de la faim de Patricia, en mars 2021. "Cela change beaucoup de choses, ça m’apporte des droits que je n’avais pas avant. Le droit de me former professionnellement, de travailler, de rester sur le sol français, le droit de vivre sereinement sans peurs ni craintes", s’était-il confié au micro de TV5MONDE juste après avoir reçu ses papiers. 

Deux ans après, il est diplômé et vient d’intégrer une nouvelle formation, en politique cette fois-ci. Objectif : se former pour accompagner d’autres exilés à leur arrivée, et les aider eux aussi à vivre leurs rêves.