Fil d'Ariane
Alors que les attaques terroristes se poursuivent sur le terrain, avec notamment la mort d’une quarantaine de soldats d’un camp militaire situé dans la région de Mopti, dans le centre du Mali, la Cédéao et l’Alliance des Etats du Sahel affirment vouloir coopérer dans « la lutte contre le terrorisme » et « sauvegarder les acquis de l’intégration régionale. » Seidik Abba, président du Centre international de réflexions et d’études sur le Sahel, décrypte pour nous cette annonce faite à l’issue d’une rencontre entre les deux institutions, qui s’est tenue le 23 mai dernier, à Bamako, au Mali. Entretien.
Le président nigérian, Bola Ahmed Tinubu, troisième à partir de la gauche, au premier rang, pose pour une photo de famille avec ses collègues ouest-africains, avant le début d'une réunion de la CEDEAO, à Abuja, au Nigéria, le dimanche 7 juillet 2024.
TV5MONDE : Alors que les attaques terroristes se poursuivent sur le terrain, la Cédéao, la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’ouest, et ses trois ex-alliés de l’Alliance des Etats du Sahel (AES), se sont rencontrés à Bamako, au Mali, ce jeudi 23 mai pour discuter notamment des questions sécuritaires dans la sous-région. Quelle signification politique peut-on donner à cette rencontre ?
Seidik Abba : Après l’officialisation le 29 janvier dernier du retrait de la Cédéao des trois pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES), Mali, Burkina Faso et Niger, on savait que des négociations allaient se mettre en place afin de définir les termes de la séparation.
(Re)lire La Cédéao et le Mali, le Burkina Faso et le Niger conviennent de coopérer "contre le terrorisme"
Quasiment l’ensemble des pays avaient eu la sagesse d’accepter que les choses se passent en douceur. Pour preuve, au sein de la Cédéao comme de l’AES, les pays membres avaient accepté que certains acquis comme la libre circulation des biens et des personnes soient respectés.
Aujourd’hui, les deux parties ont fait des concessions afin d’essayer de préserver les acquis communautaires. Car jusqu’à présent, la Cédéao refusait de reconnaître l’AES comme institution sous-régionale, et préférait négocier séparément avec chacun de ses membres.
En reconnaissant l’existence de l’AES et en envoyant un émissaire de haut niveau à Bamako, la Cédéao s’engage officiellement dans la voie de la concertation.
Seidik Abba, président du Centre international de réflexions et d’études sur le Sahel
En reconnaissant l’existence de l’AES et en envoyant un émissaire de haut niveau à Bamako, la Cédéao s’engage officiellement dans la voie de la concertation. Ce qui est une bonne chose, car lorsqu’on prend un exemple concret comme la frontière entre le Niger, le Bénin et le Burkina Faso, où l’on assiste à une recrudescence des violences terroristes, seule une coopération sous-régionale peut aider à faire face au phénomène.
TV5MONDE : Alors justement, le communiqué commun publié à l’issue de cette rencontre parle des acquis communautaires que vous évoquiez à l'instant. Quels sont ces acquis ?
Seidik Abba : Je crois que l’un des acquis les plus importants, et je l’ai évoqué précédemment, c'est la libre circulation des personnes et des biens. Sur ce point, la Cédéao a été pionnière sur le continent, alors que dans les autres régions africaines il y avait encore besoin de visas, et que l’on relevait parfois des entraves à la libre circulation des personnes et des biens.
(Re)voir L'AES au coeur du Sommet de la Cédéao
Depuis très longtemps, la Cédéao a acté le principe de la libre circulation des personnes et des biens ; et elle allait même plus loin en choisissant le libre établissement des populations. Un Nigérien ou un Burkinabé établi aujourd'hui en Côte d’Ivoire, n'a pas forcément besoin d'une carte de séjour, alors que quelqu'un qui n'est pas ressortissant de la Cédéao en a besoin.
Autre acquis important : le tarif communautaire. Vous savez qu'aujourd'hui il n'y a pas de tarif douanier entre les pays de la Cédéao à proprement parler ; si la Cédéao et l’AES ne s’étaient pas mis d’accord pour préserver les acquis communautaires, les tarifs douaniers se seraient appliqués dans la sous-région.
Voilà deux exemples d’acquis que la Cédéao et l’AES ont décidé de préserver dans la région. Et à mon avis, c’est un acte de sagesse et de pragmatisme. D’autant que si vous regardez le niveau d’imbrication de certaines économies régionales, il est clair que la situation aurait été très difficile.
Un pays comme le Burkina Faso, désormais membre de l’AES, a des relations bien plus étroites et importantes avec la Côte d’Ivoire, restée dans la Cédéao, qu’elle n’en a avec ses nouveaux partenaires de l’AES que sont le Mali et le Niger. Ce dernier a lui-même des relations économiques beaucoup plus importantes avec le Nigeria, membre de la Cédéao, que ses partenaires de l’AES.
TV5MONDE : La pression des populations locales a-t-elle pesé dans ce rapprochement entre la Cédéao et l’AES ?
Seidik Abba : À côté du pragmatisme et de la sagesse de la Cédéao et de l’AES, il y a aussi en effet les pressions des populations locales qui ont pesé dans ce rapprochement. On a pu comprendre que dans nombre de pays de la région, les diasporas concernées n’étaient pas vraiment favorables à la séparation, ou tout au moins à la dilapidation des acquis communautaires.
(Re)voir Afrique de l'Ouest : à quoi sert la Cédéao ?
Et certaines diasporas sont vraiment très importantes. Il y a environ 5 à 6 millions de Burkinabé qui sont établis en Côte d’Ivoire. Il y a au moins 4 millions de Maliens qui vivent eux aussi en Côte d’Ivoire, tout comme près d’un million de Nigériens.
Toutes ces diasporas étaient inquiètes de voir une séparation entre la Cédéao et l’AES. Elles se sont donc mobilisées pour qu'au moins les acquis communautaires soient préservés ; parce que si on instaure des visas entre le Niger et le Nigeria, ou si l’on instaure des visas entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire, la circulation aurait été difficile pour ces populations, y compris pour les hommes d'affaires,
La poursuite d’une logique de confrontation aurait été mortifère pour la Cédéao et l’AES.
Seidik Abba, président du Centre international de réflexions et d’études sur le Sahel
Justement, les milieux d'affaires étaient aussi favorables à une entente entre les deux institutions. Quand on met ensemble toutes ces considérations, on comprend pourquoi justement chacune des parties a finalement fait le choix d’une séparation en douceur. La poursuite d’une logique de confrontation aurait été mortifère pour la Cédéao et l’AES.
TV5MONDE : La rencontre de Bamako a réuni le président de la commission de la Cédéao et les ministres des Affaires étrangères de l'AES, « en prélude aux négociations portant sur les questions d'intérêt commun suite au retrait » des trois Etats de l'organisation ouest-africaine. Sur quoi portent les négociations dont il est question ici ?
Seidik Abba : Il y a des questions qui n’ont pas encore été réglées comme celle du prélèvement communautaire. On sait que la Cédéao fonctionne sur un prélèvement communautaire, et d'ailleurs c'est ce qui fait sa force par rapport à d'autres organisations régionales. Le financement de l'organisation se fait à partir d'un pourcentage qui est prélevé sur les exportations et les importations des pays membres.
(Re)voir Niger : pénurie d'essence
Puisque les trois pays de l’AES se sont retirés de la Cédéao, comment va se faire désormais le prélèvement communautaire ? Est-ce que ce prélèvement va se poursuivre comme avant, à charge pour la Cédéao de reverser l'argent à ces pays ? C'est un exemple parmi d'autres questions qui ne sont pas encore réglées entre les deux espaces.
Et à mon avis, la question la plus importante reste la sécurité. Il y a environ un mois et demi, les trois pays de l’AES ont annoncé la création d’une force de 5000 hommes pour lutter contre le terrorisme. Or du côté de la Cédéao, il existe également des forces dédiées à ce même combat. Les deux institutions devront sans doute trouver les voies et moyens d’une coopération fructueuse sur le plan sécuritaire.
Autre question à régler, celle des infrastructures communes de développement. Il y a des infrastructures qui doivent être financées par la Cédéao qui se trouvent encore dans les pays de l’AES, mais aussi des infrastructures auxquelles ont participé les pays de l'AES qui sont encore existantes.
D’ailleurs, il faut rappeler que la Cédéao a toujours des bureaux et du personnel dans les pays membres de l’AES. Quel sort doit-on réserver à ces bureaux et à leurs personnels ? On le voit, il y a encore de nombreuses questions qui se posent entre ces deux organisations. En choisissant aujourd’hui une logique de concertation, elles semblent dire que des compromis sont possibles.
TV5MONDE : Est-ce qu’on peut dire que l’on assiste actuellement à un véritable rapprochement entre la Cédéao et l’AES ?
Aujourd'hui, on est plutôt dans une démarche constructive, et de part et d’autre, chaque partie essaie de prôner l'apaisement, d'aller vers des discussions. En réalité, personne n’avait intérêt à poursuivre la logique de confrontation.
Il y a un autre élément qui pèse lourd de mon point de vue, c'est que les pays de la Cédéao n’ont pas tout à fait la même sensibilité en ce moment par rapport aux membres de l’AES. Si on continuait sur la ligne dure, il était possible qu'il y ait des fractures à l'intérieur même de la Cédéao, entre des États plutôt favorables à la négociation avec l'AES, et d'autres qui sont les partisans de la ligne dure.
(Re)voir Niger : le président John Dramani Mahama en visite à Niamey
La situation actuelle permet non seulement de préserver les relations entre la Cédéao et l’AES, mais aussi d'éviter une implosion de la Cédéao. Car des pays comme le Ghana, le Sénégal ou encore le Togo, militent plutôt pour le dialogue et la négociation avec les membres de l’AES.
Nous sommes en effet loin des sanctions, voire des menaces de guerre brandies contre le Niger après le coup d’Etat militaire de juillet 2023. Il y a aussi pour la Cédéao un intérêt à aller dans le sens de l'apaisement qui permet aussi de préserver son unité.
TV5MONDE : Cet apaisement dont vous parlez laisse-t-il présager une future réintégration des pays de l’AES dans la Cédéao ?
Seidik Abba : Au regard de la situation actuelle, on est passé d'un extrême à un autre. On est plus dans la période où la Cédéao avait infligé un embargo presque total au Mali, plus un embargo total au Niger, en brandissant même la possibilité d'une intervention militaire – elle affirmait alors que la force en attente avait été mise en alerte et qu'elle pouvait intervenir au Niger.
Jusqu’à son dernier sommet, en décembre 2024, à Abuja, au Nigeria, la Cédéao entendait négocier séparément avec chaque pays membre de l’AES. Aujourd’hui, elle reconnaît l’AES comme une organisation régionale. Sous l’influence des pays comme le Ghana, le Sénégal et le Togo, la préservation des intérêts et des acquis communautaires semble l’emporter sur les autres considérations.
Les arrivées au pouvoir de John Dramani Mahama au Ghana, et de Bassirou Diomaye Faye au Sénégal, semblent avoir été décisives au sein de la Cédéao. Elles ont conforté le choix du dialogue promu dès le départ par le Togo. Par ailleurs, les militaires au pouvoir au sein de l’AES ont compris que la confrontation avec la Cédéao n’était pas non plus dans leur intérêt.