Pourquoi la guerre au Soudan n'arrange pas les affaires de la Russie

Si les affrontements entre Forces de soutien rapide (FSR) de Mohamed Hamdan Dogolo (dit "Hemetti") et les forces armées d’Abdel Fattah al-Burhane font rage au Soudan depuis le 15 avril dernier, ce conflit interne pourrait être le théâtre d’influences extérieures. La Russie, qui a noué des relations privilégiées avec le pays, pourrait voir ses projets de coopération politique, économique et militaire menacés.
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Lavrov au Soudan
Sur cette photo le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le ministre soudanais des Affaires étrangères Ali al-Sadiq se serrent la main après une conférence de presse conjointe à la suite de leurs entretiens à Khartoum, au Soudan, le 9 février 2023.
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La Russie a fait du Soudan une de ses portes d'entrée vers le continent africain. Chercheur et spécialiste des conflits armés en Afrique, Roland Marchal rappelle que les relations entre Moscou et Khartoum "remontent à l’Union soviétique". Après la chute de l'URSS en 1991, la Russie va prêter moins d’attention à ses relations avec le continent africain et par conséquent avec le Soudan.
En 2000, Vladimir Poutine prend la tête de la Russie et relance les relations entre les deux pays.
En 2003, le conflit au Darfour (à l'ouest du Soudan), oppose les tribus noires non arabophones et les tribus arabes dont sont issus les milices Janjawids. L'armée soudanaise s'appuie sur ces milices pour mater la rébellion dans une guerre particulièrement meurtrière, qui a fait 300 000 morts et plus de 2,5 millions de déplacés.
On soupçonne Moscou d'avoir violé l’embargo de l’ONU et d'avoir fourni des armes au régime en place, tout en sachant qu'une bonne partie sera sûrement utilisée pour commettre des violations des droits de l'homme au Darfour. De son côté, la Cour pénale internationale ouvre une enquête sur le Darfour.

La Russie, alliée d'el-Béchir

Omar el-Béchir, est à la tête du pays depuis 1996 le dirige d'une main de fer. Suspecté de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide au Darfour, il est sous le coup d’un mandat d’arrêt de la CPI en 2009.
Le dirigeant s’en remet au Kremlin, dont il devient un allié. Mais on peut réellement dater le "retour en force des Russes au Soudan à 2015" selon Roland Marchal. Un an après l'annexion de la Crimée par la Russie, au détriment de l'Ukraine, le Soudan reconnaît le territoire comme étant russe.
"Omar el-Béchir, excédé par ses contacts avec l’Occident, essaye de trouver d’autres interlocuteurs et la Russie en est un, notamment sur le plan de l’armement", précise le sociologue.

En 2017, la Russie et le Soudan signent un accord pour la création d’une base navale russe sur les côtes soudanaises. Elle doit permettre d’accueillir 300 hommes et jusqu’à quatre navires de guerre.
Pour Roland Marchal, ce compromis est particulièrement stratégique pour la Russie : "la mer Rouge est un lieu de passage important du commerce international". Port-Soudan, où doit être installée la base, concentre d’ailleurs 90% des exportations du pays.
Pourtant, Khartoum laisse traîner le projet : "à chaque fois, côté soudanais, dans la communication officielle, on met en exergue l’opportunité que cela pourrait représenter, la réalité est que les Soudanais trouvent des arguments pour procrastiner et éviter de sauter le pas", précise Roland Marchal.
El Béchir et Poutine
Sur cette photo d'archive du 23 novembre 2017, le président russe Vladimir Poutine, à gauche, et le président soudanais Omar el-Béchir se serrent la main lors de leur rencontre à Sotchi, en Russie.
Mikhail Klimentyev/AP Photo
Selon lui, "à Khartoum on est conscient que régionalement, ça ne serait pas très accepté". De plus, l’effondrement de l’économie soudanaise pousse le régime à se tourner vers l’Occident et ce, malgré l’aide du Qatar, de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis. La destitution d'el-Béchir par l'armée, en 2019, suspend la mise en application de cet accord.

Deux alliés devenus ennemis

Un gouvernement de transition voit le jour en août 2020, mais le 25 octobre 2021, le général Abdel Fattah al-Burhane (numéro 3 de l’armée sous le régime d’el-Béchir) et Mohamed Hamdan Daglo (à la tête des Forces de soutien rapide sous el-Béchir depuis 2013) s’associent pour mener ce coup d’Etat.

Les deux hommes cultivent leur relation avec la Russie. La veille de l'invasion russe de l'Ukraine, le 23 février 2022, Hemetti se rend en Russie avec une délégation gouvernementale. Il y rencontre le président Vladimir Poutine et son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, afin d'obtenir des garanties d'approvisionnement en armes et en céréales.
Hemetti se démarque par des propos qui choquent, dès son atterrissage sur le sol russe. Interrogé par les médias sur l'offensive russe en Ukraine, il soutient la politique de Moscou dans le Donbass.
Des déclarations que le ministère soudanais des Affaires étrangères dément, les estimant "sorties de leur contexte".

Au Soudan, Al-Burhane, dirigeant, de fait, du pays, promet de superviser une transition vers la démocratie. Cela entérine leurs divergences. Une querelle de pouvoir débute entre les deux hommes. D’un côté, al-Burhane veut intégrer les FSR sous le commandement de son armée. De l’autre, Hemetti refuse et rejette le régime militaire. Les espoirs de démocratie nés du "printemps soudanais", qui a donné lieu à des manifestations et à la contestation de l'austérité pendant des mois, s'éloignent.

Re(voir) Soudan : quelle est l'origine des affrontements ?
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Pour Roland Marchal, "la disparition de ce rêve de démocratie arrange bien l’Egypte, soutien d’al-Burhane, qui ne voulait pas de civils au pouvoir, mais aussi Moscou, même si les Russes ont besoin d’un parlement qui fait passer des textes en leur faveur".
Un mois après le retour des militaires au pouvoir, fin 2021, Vladimir Poutine tire d'ailleurs profit de la situation et annonce la future création de la base militaire.

Wagner et la Russie préservent leurs intérêts

Le contexte politique incertain n’empêche pas les Russes de continuer à faire leurs affaires, en toute discrétion. Wagner se manifeste de façon plus apparente, essentiellement au niveau économique. Le groupe tire parti de ses relations avec des membres de l’armée soudanaise pour profiter de concessions minières et du trafic d’or à grande échelle, comme l'indique le rapport La zone grise, l'engagement militaire, mercenaire et criminel de la Russie en Afrique (février 2023). Le tout, par le biais des sociétés M Invest et Meroe Gold, liées au patron de Wagner, Evgueni Prigojine, "avec l’aval des FSR et donc, d’Hemetti", selon Roland Marchal.

(Re)lire : Wagner, le groupe de sécurité russe, est-il présent au Soudan ?

Ce dernier aurait depuis, selon Roland Marchal, pris ses distances avec Wagner, "car il veut se construire une carrière d’homme politique civil et il sait qu’il aura besoin d’une reconnaissance internationale, encore plus depuis le début de la guerre en Ukraine et les sanctions américaines auxquelles il veut échapper".

Wagner a également été sollicité par les FSR, mais aussi par certaines unités de l’armée soudanaise, dans le domaine militaire. "Il y a eu des formations sur le renseignement, sur la conduite de drone mais aussi une formation militaire plus générique", selon Roland Marchal.

Néanmoins, le spécialiste des conflits armés en Afrique tempère : "A l’inverse de ce qu’on voit en Centrafrique, au Mali et au Burkina Faso, l’esprit de corps au sein de l’armée soudanaise la distingue des autres pays où les Russes interviennent". "L’institution militaire a été largement préservée sous el-Béchir, ce qui fait que l’on n’est pas prêts à déléguer à des étrangers, fussent-ils Russes ou employés par les Russes, le droit d’intervenir dans le pays", ajoute-t-il.

Ce qui intéresse Moscou, c’est donc avant tout les contrats, mais aussi le projet de base militaire navale. En témoigne la tournée de Sergueï Lavrov en Afrique, en février 2023, qui s’est achevée au Soudan. Selon Roland Marchal, si un accord a été mentionné dans la conférence de presse du ministre des Affaires étrangères de la Russie, "dans les médias soudanais, cette partie a été complètement occultée".
"Cela montre bien le fait que les dirigeants soudanais, que ce soit al-Burhane ou Hemetti, sont à la fois désireux de laisser la porte ouverte aux Russes, mais ne veulent pas se fâcher avec les Occidentaux, d’autant plus avec le contexte de la guerre en Ukraine", précise-t-il.

Le Soudan n'est pas prêt à déléguer à des étrangers le droit d'intervenir, fussent-ils RussesRoland Marchal, spécialiste des conflits armés en Afrique

Un ensemble d’intérêts qui portent à croire que la Russie ne devrait pas faire le pari du chaos au Soudan, même si, selon Roland Marchal, les agents de Wagner pourraient "marginalement prêter main forte à leurs amis des FSR".

Moscou a d'ailleurs appelé à un cessez-le-feu et à des négociations le 17 avril dernier, lors d'une rencontre du vice-ministre russe des Affaires étrangères avec l'ambassadeur du Soudan à Moscou. Le 20 avril, la Russie annonce la nomination d'un ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire au Soudan.

Mais au-delà du cas de la Russie qui cherche surtout à préserver ses intérêts, d'autres acteurs extérieurs sont plus susceptibles d’agir. L’Egypte, l'Ethiopie, le Tchad ou encore l’Erythrée pourraient faire valoir leur proximité avec les différentes parties, en cas d’extension géographique mais aussi temporelle du conflit. Un risque de contagion du conflit, qui selon un certain nombre de spécialistes, représente une énorme inquiétude.