Fil d'Ariane
TV5MONDE : Les interventions extérieures sur le continent sont de plus en plus décriées par les opinions publiques africaines. Pourquoi une opération militaire comme Serval, lancée au Mali il y a tout juste dix ans, n’est-elle plus possible aujourd’hui ?
Seidik Abba : Il faut reconnaître que le contexte de ces interventions a fortement changé sur le continent. Il y a quelques années, il suffisait de l’accord d’un gouvernement en place dans une capitale africaine, pour que cette intervention se déploie. Mais aujourd’hui, il faut tenir compte du contexte de ces interventions. Car, les opinions publiques africaines sont très attachées aux questions de souveraineté. Sur le principe, elles ne veulent pas voir de présence étrangère sur leur sol, et privilégient la possibilité de construire des réponses nationales à toute forme de crise, plutôt que de faire appel à des interventions extérieures. Et ce sentiment de rejet a aussi été nourri par le fait qu’habituellement, on constate que ces interventions n’ont pas répondu à toutes les attentes, et à l’argumentaire qui a été développé pour les justifier.
Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé en novembre 2021. Le convoi de Barkhane qui est parti de la Côte d’Ivoire et qui devait traverser le Burkina et le Niger, avec l’accord des autorités locales, a été stoppé à Kaya par des jeunes, en dépit du fait que le gouvernement burkinabé était d’accord pour qu’il traverse le pays. Ensuite, ce convoi a été stoppé par des jeunes nigériens qui, là aussi, malgré l’accord du pouvoir de Niamey, ont résisté au point où il y a eu trois personnes qui sont décédées lors des manifestations.
D’ailleurs, le haut commandement de la gendarmerie du Niger avait été limogé après ces événements. Il y a aujourd’hui un contexte d’émergence des opinions publiques africaines attachées à leurs souverainetés, très soucieuses de ce qu’on leur dit et qui n’acceptent plus sans broncher des interventions militaires étrangères.
TV5MONDE : Il y a encore peu, les organisations de la société civile comme « Y’en a marre » au Sénégal, « Filimbi » et « La Lucha » en RDC, ou encore le « Balai citoyen » au Burkina Faso, étaient les principaux relais de ces opinions publiques. Ces dernières s’en affranchissent parfois aujourd’hui. Comment peut-on l’expliquer et quel est le rôle des réseaux sociaux dans cette évolution ?
Seidik Abba : En 2012, « Y’en a marre » au Sénégal avait été le fer de lance de la résistance à la volonté du président Abdoulaye Wade de briguer un troisième mandat consécutif. En RDC, « Filimbi » et « La Lucha », qui sont des mouvements citoyens réunissant des organisations de jeunes, ont eux aussi dynamiser la lutte pour la consolidation de la démocratie sous le régime de l’ancien président Joseph Kabila. On pourrait citer aussi le rôle joué par le « Balai citoyen » au Burkina Faso dans la chute de Blaise Compaoré en 2014, et dans le refus du coup d’Etat du général Gilbert Diendéré un an plus tard.
À chaque fois qu’un mouvement de la société civile a le vent en poupe, il y a cette tentation du pouvoir d’essayer de l’affaiblir, en espérant que la contestation va s’essouffler.
Seidik Abba, journaliste et écrivain
Mais aujourd’hui, la montée en puissance des réseaux sociaux favorise des manifestations parfois spontanées, et qui échappent à toute possibilité de répression de la part des pouvoirs en place. A chaque fois qu’un mouvement de la société civile a le vent en poupe, il y a cette tentation du pouvoir d’essayer de l’affaiblir, en espérant que la contestation va s’essouffler.
Avec les réseaux sociaux, il n’y a pas vraiment de leader, pas de gouvernance précise, et donc pas de possibilité de répression. Je prends l’exemple de Niamey, la capitale du Niger. Les gens se connectent sur Facebook, lancent un mot d’ordre en disant : retrouvons-nous à tel endroit pour protester contre le déploiement de la force Barkhane au Niger. Du coup, les gens se retrouvent pour manifester. Et on ne peut pas toujours arrêter mille personnes en même temps.
Autre exemple avec la chute du régime de Paul-Henri Sandaogo Damiba en septembre 2022 au Burkina Faso, où on a vu que c’est très spontanément que les gens se sont retrouvés à Bobo Dioulasso, ou encore à Ouagadougou, grâce notamment à des appels sur les réseaux sociaux. Il n’y avait pas un leader auquel s’adresser, ou qu’on pouvait aller arrêter pour mettre un terme à la contestation. Il y a donc cette forme de spontanéité des manifestations que les réseaux sociaux ont créé, et qui fait qu’aujourd’hui, quel que soit le pouvoir en place dans une capitale africaine, il est obligé de scruter ce qui est dit sur les réseaux sociaux avant de prendre une décision au plan national, surtout si elle concerne une intervention étrangère. Et je pense que c’est une avancée pour la démocratie en Afrique.
TV5MONDE : Sur les réseaux sociaux, les opinions publiques africaines donnent le sentiment de soutenir les interventions de la Russie sur le continent (Centrafrique, Mali…), alors qu’en principe, elles rejettent toutes formes d’interventions militaires, notamment celles conduites par la France. Comment expliquer un tel paradoxe ?
Seidik Abba : Beaucoup pensent que tous ceux qui dénoncent les interventions occidentales en Afrique, et en particulier celles de la France dans le Sahel, sont achetés par la Russie. Bien qu’il soit un pays pétrolier, je ne suis pas sûr que la Russie ait autant d’argent pour acheter toutes ces personnes qui critiquent les interventions militaires françaises sur le continent. Ce qu’il faut absolument voir, c’est le sentiment de déception qui a été créé par l’absence de résultats des interventions occidentales dans le Sahel. Quand on prend par exemple l’opération Barkhane, le fait que cette opération n’ait pas donné les résultats escomptés a créé une forme de rejet très profond. Les gens se sont mis en tête que le prochain partenaire fera de toutes les façons mieux que Barkhane. La déception envers l’opération Barkhane dans le Sahel a créé l’espoir que celui qui viendra par la suite fera mieux. Et la Russie exploite cette situation.
Lorsque l’opération Serval a été lancée au Mali en 2013, elle a été accueillie avec des tam-tams. Il y avait vraiment un grand enthousiasme populaire. Il y a même des gens dans des familles maliennes qui ont donné à leurs enfants le prénom de Damien Boiteux, le premier soldat français mort au combat à Sévaré le 11 janvier 2013. Ce qui prouve qu’à l’origine, il y a vraiment un immense espoir qui avait été suscité par cette opération. D’où l’énorme déception que les populations éprouvent aujourd’hui. Et la Russie exploite ce contexte de déception envers l’intervention française. Mais elle en profite aussi pour exploiter le ressentiment colonial. Car en effet, dans la plupart des capitales africaines, cette histoire coloniale dont les comptes peinent encore à être soldés, nourri ce ressentiment.
Mais dans mon dernier livre, « Mali-Sahel, notre Afghanistan à nous ? », je signale qu’il y a aussi un accueil très favorable qui est réservé à la Turquie dans de nombreux pays africains actuellement. La Turquie pourrait d’ailleurs être la prochaine puissance dans le Sahel qui fera une percée beaucoup plus importante qu’on ne le croit. Outre l’absence de passé colonial, la Turquie invoque des considérations de proximité religieuses, en même temps que des possibilités de financements économiques. Ce sont tous ces éléments mis bout à bout qui expliquent le rejet de l’intervention française et cet accueil réservé à la Russie.
TV5MONDE : Est-ce qu’on peut dire que le sentiment anti-français dont on parle beaucoup depuis quelques temps, est justement alimenté par ce ressentiment colonial ?
Seidik Abba : En réalité, et j’ai pu le constater sur le terrain, il n’y a pas de sentiment anti-français dans le Sahel. Il n’y par exemple pas, à ma connaissance, d’actes d’agression délibérée de citoyens français parce qu’ils sont Français. Autre exemple, il n’y a pas non plus de boycott des enseignes françaises. Il n’y a pas un boycott d’Air France. De plus, il n’y a jamais eu autant d’ouvertures de lignes aériennes entre la France et les pays du Sahel. Et je crois qu’il n’y a jamais eu autant de demandes de visas pour la France dans les pays du Sahel. Ce qui prouve qu’il n’y a pas un rejet de la France en tant que telle.
(Re)voir : "Sahel : la fin officielle de l'opération Barkhane"
En revanche, il y a un rejet de la politique actuelle de la France dans le Sahel, qui est notamment lié aux choix qui ont été faits, mais aussi à l’arrogance dont ont pu faire preuve les autorités françaises. Il y a par exemple une grande popularité dont bénéficie par exemple la junte malienne aujourd’hui dans les pays du Sahel, alors même que cette junte n’a pas d’agenda pour le Mali, ni même de bonnes relations avec la classe politique locale. Les gens considèrent qu’il y a une agression de la France envers la junte, et il y a des propos qui ont été tenus et qui ont donné le sentiment que la France continuait de se comporter comme à l’époque coloniale.
Pour beaucoup de personnes, c’est comme si la France n’avait toujours pas intégré que le Mali était un pays souverain, et que les autorités maliennes sont des partenaires de la France et non pas des gouverneurs d’une colonie. C’est tout ceci qui a alimenté le rejet de la politique actuelle de la France, et donc le rejet de l’opération Barkhane sur laquelle les gens n’avaient plus du tout de lisibilité. Ils se disent que cette opération n’a servi à rien, puisque le phénomène terroriste a connu une grande extension territoriale. Il a gagné tous les pays du Sahel, et aujourd’hui il touche même les pays du Golfe de Guinée, avec le Bénin, le Togo, la Côte d’Ivoire et peut-être bientôt le Ghana.
(Re)voir : "Sahel : La France continue de lutter contre le terrorisme"
Il est heureux que la France ait décidé qu’il y aurait désormais un partenariat de combat, ce qui veut dire que les armées françaises et sahéliennes vont combattre en même temps. Il y a donc ce changement qui intervient après dix ans ! Tout cela a pris beaucoup de temps. Quand on parle de sentiment anti-français, cela peut donner l’impression que de façon un peu épidermique, les gens ne veulent pas de la France. Non ! Ils ne veulent pas de la politique actuelle de la France. Et si cette politique change et qu’elle donne des résultats, je suis sûr que dans les opinions publiques africaines, les choses vont changer. La France a encore de nombreux atouts sur lesquels elle peut jouer pour changer sa perception au sein des opinions publiques africaines. A condition cependant qu’elle change de paradigme, qu’elle fasse son autocritique.