TV5MONDE : En octobre prochain, les présidents Alassane D. Ouattara en Côte d’Ivoire, et Alpha Condé en Guinée, seront candidats à leur propre succession, après avoir, chacun, modifié la loi fondamentale. Comme les signataires du manifeste « Halte à la présidence à vie en Afrique ! », diriez-vous que "le pire est à craindre. Ce pire a un nom. Il s'appelle parti unique, assemblée monocolore, présidence à vie" ?
Sami Tchak : Je crois que sur ces questions, rarement nous avons le temps pour des réflexions sérieuses, mais, en général, nous sommes réduits à des réactions qui nous sont inspirées par notre passivité envers des mots, des modèles... Arrêtons-nous un peu sur l'idée de la démocratie et n'oublions pas qu'elle prend tellement de formes.
Par exemple, en Israël, le premier ministre, première autorité en réalité du pays, peut rester au pouvoir tant qu'il est élu. Parfois, même battu aux élections, il peut rester au pouvoir grâce à des alliances. En Grande-Bretagne et aussi en Allemagne, pas de limite de mandats pour le premier ministre ou le Chancelier. Dans nombre de nations européennes où le régime n'est pas présidentiel, le nombre de mandats pour le premier ministre n'est pas limité.
Mais nos pays ont opté pour un régime présidentiel avec des Constitutions limitant en général le nombre de mandats. Or,on peut modifier une Constitution par exemple au niveau de la durée ou du nombre de mandats successifs pour la même personne. Ainsi, en France, avant feu le président Jacques Chirac, la durée d'un mandat présidentiel était de sept ans et il n'y avait aucune limite quant aux mandats successifs. C'est par une modification de la Constitution que l'on est passé du septennat au quinquennat, avec une limite à deux mandats successifs.
Or, cette modification, en général, frappe, si je peux m'exprimer ainsi, le président en exercice. Dans mon exemple avec Jacques Chirac : ses deux mandats s'écourtaient à douze ans [7 et 5 ans au total, NDLR] au lieu de quatorze et il n'aurait plus pu se représenter pour un troisième mandat, qui, jusqu'alors, était théoriquement possible. Dans les pays africains, dans beaucoup d'entre eux du moins, Togo, Gabon, Rwanda, Burundi, Cameroun..., la Constitution est modifiée pour permettre au président de la République de conserver son pouvoir, de s'éterniser, dans certains cas, au pouvoir jusqu'à la mort, surtout dans nombre des pays d'Afrique centrale, ou d'avoir au moins un mandat supplémentaire.
Par nos slogans, nous exprimons aussi notre impuissance.
Sami Tchak
Pour arriver à changer cet état de choses, il faut des mutations profondes. « Halte à la présidence à vie ! » est un slogan. Il dit d'abord la conscience que les écrivains qui le lancent ont, peut-être avec un peu d'illusion, de leur rôle auprès des peuples, en oubliant que c'est aussi avec la complicité d'une partie non négligeable de ces mêmes peuples que se font les tripatouillages constitutionnels. Ensuite, par nos slogans, nous exprimons aussi notre impuissance, car nous n'ignorons pas le très peu de poids de telles démarches.
(Re)voir : "Guinée : Alpha Condé est candidat à sa succession"
Enfin, quelque chose d'un peu vicié se glisse dans nos démarches quand nous parlons de démocratie : nous feignons d'oublier que rarement celle-ci, dans nos pays, est fondée sur des confrontations fécondes de visions du monde, de plusieurs propositions de sociétés, mais joue vulgairement ou habilement avec les structures mêmes de nos sociétés dont je dirais sommairement que deux éléments sont avec succès, mais aussi, dans certains cas assez tragiquement (guerres, génocide...), manipulés : l'ethnie et la région.
Ces éléments sont utilisés pour mettre en ébullition des passions, attiser des haines. Comment et quand parvenir à ce que des franges importantes de la société, de nos sociétés, réagissent en fonction des projets de sociétés livrés à leur examen ? Et y a-t-il vraiment des projets de sociétés ou juste des alternances possibles d'hommes et de femmes au service des mêmes logiques ?
Voir aussi : "Halte à la présidence à vie !" : "Il n'y a pas plus contagieux que la dictature" pour Tierno Monénembo
TV5MONDE : Après la chute du mur de Berlin et les conférences nationales des années 1990, des processus démocratiques ont été amorcés avec un relatif succès dans la plupart des pays francophones d’Afrique de l’Ouest. Comment expliquer le recul auquel l’on assiste actuellement ?
Des processus n'ont pas été amorcés avec succès immédiatement après la chute du mur de Berlin. Au contraire, ce fut la pire période qu'eût jamais connue notre continent depuis les indépendances : des guerres et un génocide, surtout (là encore il est difficile de battre cette si riche partie d'Afrique au niveau des horreurs) avec des sommets en Afrique centrale : guerres et génocide des Tutsi au Rwanda, au Zaïre, au Congo, en Côte d'Ivoire, en Sierra Léone, au Liberia, en Angola...
(Re)voir : "Génocide des Tutsi au Rwanda : enquête ouverte en France pour crimes contre l'humanité"
Les processus de démocratisation sont arrivés un peu après. Ils ont donné lieu, pour le moment, à des formes de démocratie dont certaines demeurent encore très fragiles, sinon caricaturales. On ne peut parler de recul là où en vérité on n'a pas réellement avancé.
TV5MONDE : Certains pays francophones d’Afrique de l’Ouest sont-ils en train de s’inscrire dans des processus de présidence à vie tel qu’ils ont cours en Afrique centrale ?
Je ne dirais pas ça, car, si on exclut le Togo où il n'y a jamais eu d'alternance depuis 1967, où un fils a pris le pouvoir après la mort de son père, tous les autres pays, ou presque de cette partie du continent ont connu un certain processus d'alternance. Bien sûr, le président ivoirien tente de briguer un troisième mandat, mais Abdoulaye Wade avait tenté la même chose au Sénégal et avait été battu aux élections.
Bien sûr, la situation ivoirienne est différente de celle du Sénégal, la guerre ayant renforcé certaines divisions régionales, ethniques, religieuses, donc amenuisé chez beaucoup de femmes et d'hommes la possibilité de faire des choix au-delà d'un lien épidermiquement identitaire avec tel ancien président ou tel autre.
TV5MONDE : Les nations africaines sont jeunes certes, mais 60 ans après les indépendances, quelles perspectives pour les peuples et leurs jeunesses ?
Sami Tchak : Il faut des milliers de pages pour répondre à une telle question, mais, même ainsi on ne donnerait qu'une opinion personnelle. Pour ma part, je dirais n'en rien savoir. Cependant, je pars de l'idée qu'au-delà de la démocratie, des consciences nouvelles émergeraient dans le contexte mondial actuel pour que l'avenir soit pensé en termes plus pragmatiques. La Chine s'est réveillée sans qu'on y ait instauré la démocratie. La Russie n'est pas une démocratie... Ce sont pourtant des pays qui comptent dans le monde.
(Re) voir : "Côte d'Ivoire : tensions à Bonoua"
Je dois dire quelque chose : nous sommes les seuls peuples presque condamnés à considérer la démocratie comme un préalable au développement. Cela ne s'est pour le moment jamais produit nulle part, je suis peut-être trop catégorique dans cette affirmation, je le reconnais. La démocratie arrive en général quand l'essentiel a déjà été construit, elle n'en est pas un facteur. C'est peut-être là que tout devient compliqué pour nous : si jeunes, nos pays issus de la colonisation s'inscrivent dans le monde comme des nations déjà à bout de souffle.
Il faudrait que nous sortions, je pense, d'un certain dogmatisme idéologique pour reconnaître que quand nous parlons de démocratie, nous nous contentons en général de rester dans le confort des postures, nous ne savons même pas toujours de quoi nous parlons, ni ce que les peuples, dans leurs énormes diversités, mettent derrière ce mot.