Dès la première question, à savoir si le pire est à craindre après les modifications constitutionnelles intervenues en Côte d’Ivoire et en Guinée, Sami Tchak répond : « Je crois que sur ces questions, rarement nous avons le temps pour des réflexions sérieuses, mais, en général, nous sommes réduits à des réactions qui nous sont inspirées par notre passivité envers des mots, des modèles...»
Que signifie tout ce galimatias ? L’interviewé semble, de manière heurtée, relever l’absence de « réflexions sérieuses » dans notre texte. Où ? A quoi fait-il référence ? Il use ensuite d’une formule alambiquée : « nous sommes réduits à des réactions qui nous sont inspirées par notre passivité envers des mots, des modèles… » Peu clair ! Ce « Nous », faussement de majesté, masque une réfutation sinueuse, inquiétante, cynique et qui doute de la capacité des Africains à réfléchir «sérieusement ».
Sami Tchak veut-il dire ici que Véronique Tadjo, Tierno Monénembo et moi n’avons pas pesé nos mots ni examiné les conséquences des modifications constitutionnelles en Afrique ? En réalité, il s’agirait, d’un procès en incapacité quasi congénitale dressé ad hominem aux penseurs et aux écrivains africains et assimilés. On n’est guère loin, ici, des élucubrations de l’illustre Gobineau.
Ce type d’argument est fâcheux. Il est éculé et il a été utilisé par les suprémacistes. Recourir, même par inadvertance à ce type d’arguments, c’est tremper sa plume dans un encrier sulfureux. Pour Sami Tchak, le risque est de pratiquer une forme souterraine de mépris de soi. Cheikh Anta Diop n’a pas écrit en vain. Le médecin-psychiatre Frantz Fanon a aussi agi et écrit pour combattre des idées réductionnistes afin de désaliéner les Africains pris dans les filets du colonialisme.
Les malheurs de l’Afrique existent. Mais les Africains existent avant ces malheurs-là ! L’assignation de l’Afrique au malheur est un syllogisme qui a gangrené certains esprits faibles mais il est une idée fausse. C’est aussi une monstruosité qui essentialise et écarte toute distinction entre un produit social et un état de nature. Notre prise de position découle de cette distinction. Quiconque n’est pas apte à la faire désole l’humanité tout entière et non l’Afrique en particulier.
Notre Manifeste ne saurait être assimilé à un slogan
Prétendre ensuite comme le fait Tchak que notre Manifeste est un « slogan » est une aberration. A quoi renvoie le mot slogan ? Au mercantilisme qui obstrue et rend toute pensée claudicante tant il évoque argent, devise, billet, monnaie, numéraire, coupure…
Or, nous n’avons rien à vendre. Les initiateurs comme les signataires de ce Manifeste contre la présidence à vie n’ont rien à proposer à vendre à la sphère marchande. Aucun d’entre nous ne s’exprime à partir d’une actualité littéraire ou économique. Nous sommes des citoyens libres, sans agenda personnel. Ce sont les présidents qui, persuadés qu’ils disposent des vies de leurs concitoyens comme bon leur semble, ont pris l’initiative et suscité notre expression publique.
(Re)voir : "Il n'y a pas plus contagieux que la dictature" pour Tierno Monénembo
Notre Manifeste, poursuit Tchak, « dit d'abord la conscience que les écrivains qui le lancent ont, peut-être avec un peu d'illusion, de leur rôle auprès des peuples, en oubliant que c'est aussi avec la complicité d'une partie non négligeable de ces mêmes peuples que se font les tripatouillages constitutionnels. Ensuite, par nos slogans, nous exprimons aussi notre impuissance, car nous n'ignorons pas le très peu de poids de telles démarches. » Comprenne qui pourra !
Je retiens néanmoins de cet extrait l’évocation (enfin) du peuple. Il est le détenteur de la souveraineté. C’est lui qui la délègue, à échéances prévues par une Loi fondamentale (la Constitution), à ses représentants : président, sénateurs, députés, maires… Réagir contre les abus, les outrages faits à la Constitution n’est pas le rôle premier des écrivains.
Nous ne nourrissons donc aucune illusion sur ce plan. Mais prétendre que les peuples sont complices des tripatouillages est une assertion trop rapide pour être crédible, car le contexte, l’initiative et la procédure de modification ou de changement d’une constitution échappent souvent à la population dans son ensemble. Ce débat est trop technique pour être abordé en peu de mots.
Le mandat de l’écrivain
S’interroger sur le mandat de l’écrivain est à ce stade une question intéressante. Je réponds : il n’a que son désir de dire et d’écrire son monde. L’écrivain ne dispose d’aucun mandat institutionnel et n’a besoin d’aucune autorisation pour s’exprimer sur les questions qui agitent la cité et sur ce qui est en objet ici, l’organisation des pouvoirs publics. Nous ne nous érigeons pas en juges du droit public !
Dans ce Manifeste, nous n’avons pas « un peu d’illusion » mais des convictions. Ce sont ces convictions qui nous ont poussées à intervenir et à lancer une alerte à l’opinion publique internationale. Puissent les peuples, notamment les jeunes générations qui désespèrent de l’avenir et qui assistent ahuries aux turbulences constitutionnelles par convenance personnelle, trouver quelque réconfort dans notre appel à la manifestation d’une opinion publique internationale.
Exiger le respect de la parole publique donnée par un président et le respect de la règle édictée, n’est pas une illusion. Nous rappelons au fond une évidence : le souverain, en démocratie, c’est précisément ce peuple auquel fait référence Sami Tchak.
Je récuse aussi l’idée que nous soyons réduits à l’impuissance, sous le prétexte anesthésiant que toute réprobation serait vaine et tout soulèvement inutile. Ce raisonnement nihiliste et désabusé est cependant à prendre en compte. Il est une expression légitime mais il ne saurait se dresser en modèle unique voire en impératif catégorique. Le laisser accroire serait un renoncement. Le doux piège du fatalisme. De plus, il n’est pas historiquement recevable.
(Re)voir : "Il faut réformer profondément les pratiques politiques"
Sami Tchak sait dans quelles circonstances Blaise Compaoré a quitté le pouvoir. Par ailleurs, il concède qu’Abdoulaye Wade a été remercié par le peuple mais omet de signaler que les manifestations y ont contribué grâce à l’enracinement de la culture démocratique. Bref ici comme au Burkina, les soulèvements populaires et un refus du coup de force permanent ont changé le cours des choses.
Ce qui devrait nous interroger, ce sont les raisons pour lesquelles d’authentiques opposants d’hier (Laurent Gbagbo, Alpha Condé, Alassane Ouattara), après l’accession à la présidence, renient leurs engagements et ne sont plus obnubilés que par la conservation du pouvoir. Avachissement personnel devant le confort de la fonction ? Ecroulement psychologique et moral ? Autocélébration de soi ? Effet du culte égotique ? Dérive inhérente à la fascination pour le pouvoir monarchique dont les Constitutions d’inspiration française sont boursoufflées ?
Tout ceci et la séduction pour le modèle français que pointe maladroitement Tchak sont aujourd’hui opposables à Ouattara et à Alpha Condé. Le constater sans réagir, c’est se condamner à l’impuissance et au fatalisme. C’est une morphine pour les résignés. Nous ne la prenons pas car elle ne fait pas partie de notre thérapeutique contre les dictatures !
La démocratie, c’est le peuple souverain
Last, but not least, nous sommes accusés d’ignorance à propos de démocratie, concept par lequel Tchak orne sa péroraison : « nous ne savons même pas toujours de quoi nous parlons, ni ce que les peuples, dans leurs énormes diversités, mettent derrière ce mot. » Par son étymologie, le mot vient du grec dêmokratia qui signifie le pouvoir (kratos) au peuple (dêmos). Parce que les écrivains sont aussi du peuple, nous avons rompu le silence et jeté bas les bâillons.
Les révisions opportunistes des Constitutions sont un « virus »
Eugène Ebodé
Notre Manifeste procède de l’idée que gouverner c’est représenter le peuple en réglant les problèmes internes ou les questions géopolitiques et internationales dans le respect des textes et de leur esprit. Dans le cas d’espèce touchant au contentieux ou à la matière électorale, chacun peut aisément observer que les Cours constitutionnelles sont au mieux une magistrature fictive, au pire une juridiction du dernier recours qui est couchée.
Devant le silence d’employés fictifs, nous n’avons guère eu d’autre choix que de refuser, par un écrit, le fait du prince et ce que nous considérons comme une entrave grave et pandémique à la démocratie. Les révisions opportunistes des Constitutions sont un « virus » qui contamine à grande vitesse les dirigeants et fragilise le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. C’est la raison pour laquelle il nous a paru urgent de rappeler « aux princes » qui nous dirigent que leur temps est limité et leurs pouvoirs, en cas d’abus, attaquables et récusables dans les Etats que nous avons cités.
(Re)voir : "Guinée : Alpha Condé est candidat à sa succession"
Nous l’avons fait car en plus du brutalisme d’Etat dénoncé par Achille Mbembé, nous avons aussi conscience que l’autre brutalité, insidieuse et molle dans nos nations en fabrication, c’est le renoncement à tout contrepoids, à toute contestation et finalement, l’incitation aux abus de pouvoir. « Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument », a prévenu Lord Acton (1834-1902). Tout silence absolu devant les violations de la Constitution tue absolument !
Quant à l’exemple israélien ou allemand (voire japonais) excipé par Tchak pour relativiser la longévité des Premiers ministres au pouvoir, l’argument est spécieux. Il est d’autant plus trompeur qu’il convoque une typologie politique liée au parlementarisme rationnalisé. Ce dernier est différent, par nature et par degré, au régime hyperprésidentialiste dont nous dénonçons les distorsions continues.
Elles sapent toute perspective durable de concorde nationale, de responsabilisation des acteurs et de sécurité collective. Teodoro Obiang Guema en Guinée équatorial et Paul Biya au Cameroun, roulent tranquillement en s’observant du coin de l’œil vers le siècle de présence ininterrompue au pouvoir en tant que président, si on cumule leurs deux interminables règnes. Notre Manifeste contre la présidence à vie est un tocsin. Tchak peut encore le sonner avec nous !