Fil d'Ariane
TV5MONDE : Sur les 18 candidats en lice pour la prochaine présidentielle nigériane, seuls trois d’entre eux ont une chance de l’emporter selon les sondages d’opinion. Il s’agit de Bola Ahmed Tinubu du parti au pouvoir, le All Progressives Congress, Atiku Abubakar du Parti démocratique populaire, principal parti d’opposition, et enfin de Peter Obi du parti travailliste. Lequel de ces candidats a des chances de succéder au président Muhammadu Buhari ?
Teniola Tayo, chercheure associée pour le groupe de réflexion Wathi : Il est vraiment difficile de déterminer qui est susceptible de succéder à Buhari à ce stade. Plusieurs sondages ont été faits avec des résultats différents. Certains prédisent la victoire de Bola Tinubu, tandis que d’autres voient Peter Obi gagner. Atiku ne doit pas être écarté non plus. Le problème c’est que ces sondages concernent principalement la classe moyenne. Ils sont plus actifs sur les réseaux sociaux et plus susceptibles de pouvoir répondre aux sondages. Il y a un grand nombre de gens du Nord qui ne font pas partie de la classe moyenne, et personne ne sait encore vraiment comment ils voteront.
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Le soutien de Buhari à la campagne de Tinubu n'a pas été fantastique, et cela pourrait affecter ses chances dans le Nord. Il y a un quatrième candidat, Rabiu Musa Kwankwaso [candidat du New Nigeria People’s Party et gouverneur de l’Etat de Kano, l’un des plus peuplés du Nigeria, NDLR], qui pourrait également obtenir des votes du Nord. La campagne de Tinubu a été la plus consistante, et le APC, All Progressives Congress, a clairement une structure politique plus forte que les autres. Certains pensent qu'il sera difficile pour l'APC de perdre les élections. Tout dépendra également de la participation, car cela peut certainement affecter les résultats.
TV5MONDE : L’insécurité étant l’une des principales préoccupations des électeurs, quel est le candidat le plus à même de répondre à cette attente ? Et peut-on dire que le président Buhari a échoué sur ce plan ?
Teniola Tayo : Tous les candidats ont cité l'insécurité comme l'une de leurs priorités, et ils ont des idées très similaires sur la manière de résoudre les problèmes. Je ne suis pas sûr que tous ces candidats aient une pleine appréciation de l'ampleur du problème et de ses différentes facettes. Je pense d’ailleurs qu'ils pourraient tous avoir du mal au cours des premiers mois de leur administration.
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Concernant le bilan de Buhari, c'est un peu nuancé. Si vous regardez les efforts déployés, alors il a probablement fait de son mieux. L'armée disposait de bien meilleures ressources sous son administration que la précédente, et il y avait beaucoup plus de volonté politique pour résoudre les problèmes. Ils ont également enregistré des gains significatifs dans la lutte contre l'insurrection dans le nord-est du pays. Mais bien sûr, étant donné les facteurs sous-jacents (dénuement socio-économique, faibles capacités policières, système judiciaire médiocre, etc.) qui sont toujours très présents, nous avons eu l'émergence de conflits encore plus violents dans d'autres parties du pays.
Cela inclut le "banditisme" dans le nord-ouest et le centre-nord, à partir de la crise des bergers [dans le centre du Nigeria, éleveurs peuls et agriculteurs chrétiens s’affrontent pour le contrôle des terres fertiles, NDLR]. Ensuite, il y a aussi les violentes agitations sécessionnistes dans le sud-est. Ils [le régime du président sortant Muhammadu Buhari, NDLR] ont clairement eu du mal à faire face aux nouveaux défis de sécurité, et je ne pense pas qu'ils aient été assez novateurs dans leurs solutions. Il y a également eu une augmentation du crime organisé comme les enlèvements contre rançon. À cet égard, on ne peut pas dire que Buhari ait globalement réussi.
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TV5MONDE : D’après le Bureau national des statistiques, 33% de la population est sans emploi, et ce chiffre passe à 42,5% pour les jeunes adultes. Par ailleurs, l’inflation et la hausse du coût de la vie font que de nombreuses familles ont du mal à joindre les deux bouts. Les programmes économiques des candidats sont-ils à la hauteur de cet enjeu majeur, surtout lorsqu’on sait que 40% des électeurs inscrits sont âgés de moins de 34 ans ?
Teniola Tayo : Je pense que pour chacun d'eux, leurs programmes seront confrontés à la dure réalité de l'économie politique et du développement nigérian. Des problèmes tels que le vol de pétrole, les problèmes d'exportation et la corruption dans les ports, la capacité insuffisante du service public, l'insécurité, la perte de confiance des investisseurs, les distorsions des politiques monétaires, la dette publique, etc. ne seront pas si faciles à résoudre. Et ils affectent tous négativement la capacité du gouvernement à attirer les investissements nécessaires, qui peuvent créer les emplois requis.
TV5MONDE : La Commission électorale nationale indépendante affirme que les nouvelles technologies permettront de sécuriser le scrutin. Qu’est-ce qui peut permettre de penser que cette fois-ci le scrutin sera libre et équitable, pour la présidentielle, comme pour les autres scrutins (Sénat, chambre des représentants et gouverneurs) ?
Teniola Tayo : Ce seront les premières élections fédérales qui se dérouleront en vertu de la nouvelle loi électorale, qui prévoit le contrôle électronique des électeurs. Il s'appelle BVAS (Bimodal Voters Accreditation System), et a déjà joué un rôle dans les récentes élections au poste de gouverneur dans l'État d'Osun [dans le sud-ouest du pays, NDLR]. Donc, cela affectera certainement les scrutins. Tout dépendra vraiment de l'efficacité et de la capacité de l'INEC [La Commission électorale nationale indépendante, NDLR] à gérer le processus de vote. Mais on s'attend à ce que ces élections soient beaucoup plus transparentes.
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La récente controverse autour de la restriction de l'offre de naira dans l'économie [depuis le 9 janvier 2023, les Nigerians ne peuvent retirer que 20 000 nairas par jour, soit 42 euros, dans une limite de 500 000 nairas par semaine, soit 1050 euros. Une mesure destinée à contrôler la masse de billets en circulation et à lutter notamment contre l’inflation, NDLR], prouve que cette mesure pèse sur le sytème d’achat des voix. Ainsi, le président, par l'intermédiaire de la Banque centrale, a rendu très difficile pour les Nigérians la possibilité d'obtenir de grandes quantités d'argent, en partie pour empêcher les politiciens de pouvoir acheter des votes. Les coupures plus importantes ont également été modifiées, pour les empêcher d'utiliser l'argent qu'ils ont stocké. Cette politique cause beaucoup de problèmes, en particulier chez les personnes à faible revenu.
TV5MONDE : Durant les 7 années du régime du président Buhari, le Nigeria a fait face à de nombreuses crises. Si ses partisans affirment qu’il a fait de son mieux, son épouse Aicha Buhari a présenté ses excuses au peuple pour n’avoir pas répondu à ses attentes. Quel regard portez-vous sur les années Buhari ? Quel bilan peut-on en tirer ?
Teniola Tayo : Je pense que tout le monde attendait beaucoup plus de Buhari, et le pays a presque certainement régressé sous son administration. Ils ont réalisé des gains, en particulier dans le développement des infrastructures, mais les rendements de ces investissements n'apparaîtront que plus tard. Il y a aussi la question "A quel prix ?", compte tenu de la détérioration de notre situation d'endettement. Il sera difficile pour quiconque de dire que cette administration a amélioré la vie des Nigérians. Ils travaillaient dans un environnement extérieur difficile, mais utilisaient constamment des outils d'élaboration de politiques pour aggraver les choses. J'aurais aussi aimé qu'ils abordent les choses différemment.