Fil d'Ariane
Pour la première fois, le président sortant n'est pas candidat à sa succession. Le pari est loin d'être gagné pour la majorité. En face, l'opposition avance divisée alors que sa coalition avait réussi à faire reculer le pouvoir lors des dernières municipales et législatives. Dans l'attente de la liste officielle des candidats, quels sont les rapports de force au sein du champs politique sénégalais ? Analyse avec Etienne Smith, maître de conférences à Science Po Bordeaux, spécialiste du Sénégal.
Le président sortant Macky Sall et son dauphin désigné Amadou Ba assis côte à côte lors de l'investiture du Premier ministre par le parti au pouvoir pour la présidentielle du 25 février, Dakar, 22 décembre 2023.
Á l’approche de la publication de la liste officielle des candidats à la présidentielle par le Conseil constitutionnel, le Sénégal est entré dans une phase sensible. Sur les 93 dossiers déposés, la majorité des candidatures devraient être écartées pour des motifs divers.
Dans cette pléthore de candidats, il y a « ceux investis par une coalition ou un parti représenté au Parlement ou historiquement connus des Sénégalais, à l’instar d’Amadou Ba, Idrissa Seck, Khalifa Sall ou Karim Wade, précise le politologue spécialiste du Sénégal Étienne Smith. Á l’extrême opposé, il y a les candidatures d’opportunité, issues de la société civile, par des personnalités parfois connues du public, mais sans ancrage politique. Une troisième catégorie regroupe des élus qui ont émergé au niveau local, comme les maires Serigne Mboup à Kaolack oiu Babacar Diop à Thiès. »
Le contrôle des parrainages de citoyens ou d’élus constitue une première épreuve. L’examen des dossiers se déroulant selon un ordre établi par tirage au sort, cela relève d’une forme de « loterie électorale comme l'ont noté de nombreux observateurs », commente Étienne Smith. Dès cette étape, des dizaines de candidats sont éliminés faute de parrainages suffisants. D’autres ont dû corriger les doublons qui ont été décelés dans leur liste de parrainages par rapport à d’autres candidats. Personne n’est à l’abri d’une mauvaise surprise, même des personnalités politiques de premier plan. Un collectif de 27 candidats s’est insurgé publiquement contre « des injustices » dans le contrôle des parrainages. Au final , 21 candidats sur les 93 ont franchi l’étape des parrainages. Parmi les 72 recalés on compte quatre ex-Premiers ministres, à savoir Aminata Touré, Abdoul Mbaye, Cheikh Hadjibou Soumaré et Souleymane Ndéné Ndiaye.
Principale figure de l’opposition, Ousmane Sonko, n'a pas non plus passé cette étape. Il est depuis longtemps confronté à une série d’obstacles politico-judiciaires au Sénégal, avec une condamnation pour "corruption de la jeunesse", mais aussi en dernière instance pour "diffamation" avec une peine de six mois de prison, ce qui le rend inéligible. Le 5 janvier, sa candidature a été rejetée par le Conseil constitutionnel pour « dossier incomplet ». Mais le motif n’est pas précisé.
Quoi qu’il en soit, le Conseil constitutionnel a le dernier mot et détermine les candidats sur la ligne de départ le 20 janvier. C’est potentiellement un pic de tensions dans le processus d’une élection au Sénégal. Passé ce cap, « la violence a tendance à être délégitimée dans l’espace public au moment de la campagne elle-même et dans l’attente des résultats », selon Étienne Smith.
Á mi-parcours de l’examen des candidatures par le Conseil constitutionnel, il est trop tôt pour dire combien de candidats pourront finalement concourir à cette présidentielle.
En 2019, 5 candidatures avaient été validées sur 27 maintenues. Beaucoup avaient jeté l’éponge notamment en raison des nouvelles règles de parrainages. En 2012 seules 3 candidatures ont été déclarées irrecevables et 14 validées.
Ce qui est sûr, c’est qu’en 2024, la course à la présidentielle est ouverte. La raison principale est que le président sortant ne se présente pas, ce qui un fait inédit dans l’histoire politique du Sénégal depuis les années 1990.
Or le candidat sortant jouit traditionnellement de moyens beaucoup plus importants à travers une administration politisée. La question de la possible participation de Macky Sall a longtemps été une source de crispation politique avec la contestation d’une partie de l’opposition contre un éventuel 3e mandat de Macky Sall. Ce dernier a finalement désigné Amadou Ba pour porter les couleurs de la coalition Bennoo Bokk Yaakaar.
Mais tous ne font pas bloc derrière lui, d’autres candidats issus de la majorité se présentent à l’instar de l’ex Premier ministre Abdallah Dionne et Ali Ngouille Ndiaye, ex-ministre de l'Agriculture.
L’éclatement est plus important dans l’opposition. Elle avait pourtant réussi à faire reculer le pouvoir lors des élections municipales puis législatives de 2022. Mais la coalition de l’opposition s’est fracturée avec le dialogue politique initié par le pouvoir. L’ex-maire de Dakar Khalifa Sall et Karim Wade, le fils de l'ancien président Abdoulaye Wade (2000-2012), y ont participé et ont obtenu la possibilité de se présenter. En revanche, le camp de l’opposant Ousmane Sonko, arrivé 3e à la présidentielle de 2019, l’a boycotté à cause des procédures judiciaires à son encontre qu’ils considèrent instrumentalisés par le pouvoir. « Le dialogue national a conduit à une forme d’exclusion et de radicalisation de la mouvance d’Ousmane Sonko », analyse Etienne Smith.
Bien qu’officiellement dissous, le Pastef peut compter sur d’autres options en l’absence d’Ousmane Sonko du scrutin. La première est celle de son adjoint Bassirou Diomaye Faye, secrétaire général du parti, lui aussi inspecteur des impôts et emprisonné. Il a franchi le cap des parrainages citoyens, il apparait comme la candidature naturelle pour les militants et sympathisants fort du soutien que lui accorderait Ousmane Sonko. Encore faut-il qu’il réussisse à se qualifier aux yeux du Conseil constitutionnel. Reste une deuxième option, celle de l’ancien ministre Habib Sy, qui a bénéficié lui des parrainages de députés du Pastef. Mais sa légitimité semble plus hypothétique.
Au-delà de la dichotomie entre majorité et opposition, il est difficile de qualifier les tendances politiques des différents partis. La lecture droite–gauche n’est pas opérante au Sénégal. « Toute une partie de la gauche historique du parti socialiste (PS) qui a gouverné le Sénégal de 1960 à 2000 est dans l’opposition, mais une autre partie est dans la coalition au pouvoir, souligne Étienne Smith. Il y a tellement eu de transhumance et de cooptation que les camps "socialistes" et "libéraux" ont éclaté depuis bien longtemps. »
Par ailleurs, les catégories divergent en fonction des postures des acteurs politiques. « Le pouvoir se veut progressiste sur la question sociétale, taxant la coalition d’Ousmane Sonko d’être conservatrice sur ce plan voire islamiste. En face, la camp Sonko préfère mettre l'accent sur les clivages socio-économiques et s’identifie aux classes populaires ou petite classe moyenne et à un discours de souveraineté économique. »
La campagne électorale étant courte, les programmes politiques ne sont pas forcément mis en avant. Les candidatures sont souvent basées sur les personnes. Les thématiques qui intéressent le débat public n’en restent pas moins nombreuses, de la question du niveau de vie, de l'emploi des jeunes, à celle des rapports avec le Nord dans le sens global et avec la France en particulier, ou encore la répartition des futures recettes pétro-gazières. « Selon les segments de l’électorat, la sensibilité à ces questions n’est pas la même, souligne Etienne Smith. La diaspora va être présente sur certaines thématiques spécifiques, quand le monde rural tentera de faire valoir ses priorités également ».
Á cela, il faut ajouter des comportements électoraux différents selon les profils sociologiques. « On constate que l’électorat urbain, jeune, contestataire, est contre le candidat sortant comme Wade en 2012 et Sall en 2019. Par contre, l’électorat rural est globalement légitimiste, sauf dans certains fiefs régionaux de candidats. Depuis 2000, les campagnes votent massivement pour le sortant quel qu’il soit, Diouf en 2000, Wade en 2007 et 2012 etc. ». Dans le cas présent, il est difficile de préjuger du degré de légitimité dont bénéficiera le candidat adoubé par le président Macky Sall.
Le camp de la majorité n’aura pas la tâche facile dans cette présidentielle. « Si on se fie aux résultats des élections locales et législatives de 2022, ils ont obtenu la majorité de justesse, mais l’électorat se divise à 50-50 ». « La clé repose sur le 1er tour. Le pouvoir sortant a de fortes chances d’être battu au second, donc son obsession est traditionnellement de l’éviter ».
Mais une victoire au premier tour d’Amadou Ba semble compliquée. « On voit difficilement comment la majorité peut faire mieux qu’aux législatives avec un candidat qui a une légitimité plus faible ».
Un autre aspect s’avère déterminant dans l’élection présidentielle au Sénégal : le maillon local. « Il y a une forte régionalisation du vote, à Touba, en Casamance, au Fouta... Les électorats dans certaines régions du Sénégal peuvent être de vrais fiefs, dont les reports de vote dépendront de l'offre électorale finale validée par le Conseil constitutionnel », souligne Étienne Smith.
« Tout repose sur niveau local, insiste l’analyste politique, à savoir qui est-on capable de coopter au niveau local en termes de "courtiers" électoraux. A cet égard, le pouvoir central a traditionnellement une longueur d’avance grâce à ses moyens. » Et de conclure : « tout ne se joue pas en terme de charisme ou d’ancrage national mais en la capacité de coopter des faiseurs de voix locaux. »