Fil d'Ariane
"Mon papa est âgé mais il ne veut pas se reposer. Au soir du 4 décembre, je vais l’envoyer à la retraite forcée". Dans un savoureux "Match de la semaine" qui leur est consacré, l'hebdomadaire Jeune Afrique raconte la relation filiale pour le moins chaotique entre le président sortant et son principal rival à la présidentielle de ce samedi 4 décembre 2021 en Gambie.
Car s'il y a six candidats, cette présidentielle à un tour se présente surtout comme un face à face entre Adama Barrow, 56 ans, et Ousainou Darboe, 73 ans.
Autrefois proches, les deux hommes se donnent toujours volontiers du "mon fils" et "papa", bien que leur relation se soit nettement dégradée depuis deux ans maintenant.
Pour comprendre cette rupture, il convient de rappeler le contexte dans lequel Adama Barrow accède à la présidence en janvier 2017.
Quelques semaines plus tôt, le scrutin du 1er décembre 2016 vire au psychodrame.
Yayah Jammeh, qui dirige la Gambie d'une main de fer depuis 22 ans, est bien décidé à rester à sa place. Si, à la surprise générale, il concède rapidement sa défaite face à Adama Barrow, quelques jours plus tard, volte-face : pas question de partir. Il faudra près de deux mois de crise post-électorale, un état d'urgence totalement arbitraire puis une exfiltration de Jammeh par la Cédéao direction Malabo pour que Barrow puisse accéder à la présidence gambienne, après une rocambolesque prestation de serment à l'ambassade de Gambie à Dakar !
Mais Adama Barrow est alors lié par un engagement. La large coalition qui l'a soutenu lui demande de ne rester au pouvoir que trois ans, le temps d'une transition. Il est en fait considéré comme un président "par accident".
Agent de sécurité à Londres dans les années 2000 pour financer sa formation d'agent immobilier, il est rentré en Gambie où il a fait fortune grâce à son agence, la Majum Real Estate. Inconnu du grand public, il est investi candidat de l'UDP, le principal parti d'opposition, dont le véritable chef historique est alors en prison.
Et le chef en question n'est autre que ... Ousainou Darboe. Avocat engagé dans la défense des droits de l’homme, opposant historique à Yahya Jammeh, il vient d'être condamné à trois ans d'emprisonnement par la Haute Cour de Banjul.
Le peu expérimenté Adama Barrow est donc venu jouer les candidats de substitution.
Mais cette étiquette de président "par accident" ne lui convient pas et, en 2019, il annonce qu'il ira au bout de son quinquennat.
Pour enfoncer le clou, il effectue un grand ménage. Ousainou Darboe est limogé de son poste de vice-président, tout comme plusieurs ministres de l’UDP (Parti démocratique unifié) qui lui sont proches.
Darboe avait fait part de son intention de briguer la présidence, tandis que Barrow ambitionnait déjà un second mandat.
La prévarication ne s’est jamais aussi bien portée en Gambie (...) Même Jammeh n’a pas fait pire !
Ousainou Darboe, à propos d'Adama Barrow
Cette rivalité s'est exacerbée ces dernières semaines à l'approche de la présidentielle.
Au point d'entendre Darboe comparer Adama Barrow à Yayah Jammeh ! "Barrow a utilisé mon nom pour conquérir le cœur des Gambiens pour détrôner Jammeh", a-t-il notamment déclaré, rapporte Jeune Afrique, ajoutant que "la prévarication ne s’est jamais aussi bien portée en Gambie que sous son magistère. Même Jammeh n’a pas fait pire : le secteur de la santé est à genoux, l’école exsangue. Le pays a régressé dans tous les domaines" !
Outre le sortant Adama Barrow sous les couleurs du National People's Party (NPP) et l'éternel second Ousainou Darboe pour l'UDP (Parti démocratique unifié), quatre candidatures ont été validées par la Commission électorale. Mama Kandeh du Congrès démocratique de la Gambie, Halifa Sallah de l'Organisation démocratique du peuple pour l'indépendance et le socialisme (PDOIS), ainsi que les indépendants Essa Mbaye Faal et Abdoulie Ebrima Jammeh.
On est entré dans une période de liberté où les gens peuvent s'exprimer sans crainte du danger.
Gilles Yabi, think tank Wathi
Mais cette crispation ne doit pas masquer une autre réalité : la Gambie est un pays à contre-courant d'une bonne partie de la sous-région. Alors que l'Afrique de l'ouest connaît une certaine régression des standards démocratiques, avec notamment les coups d'État en Guinée et au Mali, la Gambie qui, il y a cinq ans encore était une dictature ubuesque, présente aujourd'hui les contours d'une démocratie exemplaire. "On est entré dans une période de liberté où les gens peuvent s'exprimer sans crainte du danger", constate Gilles Yabi, fondateur du groupe de réflexion Wathi.
Toutefois, le politologue reconnaît également que cette démocratie est "fragile" et qu'"il est important de confirmer cette trajectoire par des élections qui se passent bien, indépendamment du résultat".
La Gambie, ancienne colonie britannique indépendante depuis 1965, est constituée d'une étroite bande de terre s'étirant à l'intérieur du Sénégal le long du fleuve Gambie, ainsi que d'une ouverture sur l'Atlantique.
Avec 2,4 millions d'habitants sur une superficie de moins de 11.000 kilomètres carrés, c'est l'un des pays les plus densément peuplés du continent.
L'économie gambienne repose essentiellement sur le tourisme, l'agriculture (arachide, millet, maïs, manioc), et l'argent envoyé par les Gambiens vivant à l'étranger (près de 22% du PIB selon la Banque mondiale).
Le Covid a freiné le tourisme l'année dernière, stoppant la croissance du PIB (0% selon la Banque mondiale). Le FMI prévoit un retour à une croissance de 6% cette année.
Loin des plages fréquentées par les touristes, près de la moitié de la population (48,6% en 2015 selon la Banque mondiale) vit sous le seuil de pauvreté. Le pays est classé 172ème sur 189 pour son indice de développement humain.
Comme pour brouiller les cartes, l'ancien dictateur, de son exil équato-guinéen, a jugé bon d'intervenir dans le débat. Mi-novembre, il a apporté son soutien au candidat du Congrès démocratique gambien (GDC), Mama Kandeh. Yahya Jammeh est même intervenu à distance lors d'un meeting, déclarant : "Je peux vous assurer que, par la grâce d'Allah le tout puissant, si vous votez pour nous, vous aurez tout ce que je vous ai dit, l'enseignement gratuit, la couverture médicale gratuite pour tous les Gambiens (...) et que la Gambie sera développée au point d'être l'un des pays les plus développés au monde".
Le président Adama Barrow, accusé par son prédecesseur d'avoir "truqué", l'élection de 2016 et d'avoir "détruit" le pays depuis 4 ans a moyennement apprécié cette intervention, menaçant de saisir la Commission électorale.
Le samedi 21 janvier 2017, Yahya Jammeh quitte Banjul. C'est la fin de plus de 22 ans de pouvoir.
Loin d'être anecdotique, l'ère Jammeh pèse encore lourd dans le débat politique gambien. L'éventualité qu'il rende des comptes pour les crimes commis sous sa dictature (1996-2017) a été l'un des enjeux de la campagne électorale.
Un rapport a été remis fin novembre au président Adama Barrow, réclamant des poursuites contre les principaux responsables de ces crimes. Le document est le fruit du travail, pendant plus de deux ans, d'une Commission vérité, réconciliation et réparations qui a enquêté sur les exactions commises entre 1994 et 2017.
Plus de 370 témoignages contre l'ancien dictateur Yahya Jammeh ont été recueillis.