Fil d'Ariane
La prochaine élection présidentielle tunisienne se tiendra le 6 octobre. Alors que le chef d’État Kaïs Saïed musèle l'opposition, sa réélection ne fait aucun doute et elle pourrait renforcer le virage autocratique du pays. Entretien avec Sophie Bessis, historienne franco-tunisienne.
Un partisan du président tunisien Kaïs Saïed brandit son image le long de l'avenue Habib Bourguiba à Tunis, jeudi 25 juillet 2024.
TV5MONDE : Pourquoi la Tunisie est-elle redevenue un régime autoritaire ?
Sophie Bessis, historienne : La Tunisie était sur la voie d'une démocratisation, même si le processus était chaotique. La transition vers la démocratie n’est jamais linéaire. Il y a eu un pouvoir islamiste qui a tenté d'être hégémonique, une classe politique qui n’a pas été à la hauteur des enjeux et des défis imposés par la période post-révolutionnaire.
De ce fait, les aspirations d'une grande partie de la population ont été déçues. La révolution de 2011 avait en effet une double face, politique et sociale. La face politique a été prise en compte par la classe dirigeante, mais cela n’a pas été le cas pour les revendications sociales.
Les problèmes quotidiens des Tunisiens les ont donc poussés à croire un discours populiste qui est arrivé à point nommé en 2019, entre autres celui de Kaïs Saïed. Il s'est présenté comme le seul à être à leur écoute, à pouvoir les sauver. Grâce à cela, il a démocratiquement gagné les élections. Après sa victoire, il s’est engagé sur une voie autocratique dont nous voyons aujourd’hui, au bout de 5 ans, le résultat.
La quasi-totalité des candidats ont été empêchés de se présenter, deux ont été acceptés par l’instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), mais l'un des deux a été aussitôt incarcéré. L'ISIE s'est en fait placée dans l’illégalité, dans la mesure où les décisions en appel du tribunal administratif sont irrévocables d'après la Constitution de 2022. Or, ce tribunal, en appel, a re-validé les candidatures de Mondher Zenaïdi, d’Abdellatif Mekki et d’Imed Daïmi. Sauf que l’ISIE n’a pas tenu compte de cette décision et les a refusés. L’élection va donc se dérouler dans un contexte d’illégalité juridique. L'ISIE n’est plus une instance indépendante comme elle l’a été au moment de sa création, elle est désormais sous la coupe du chef de l'Etat.
TV5MONDE : Qui peut encore s’opposer au président en Tunisie ?
Sophie Bessis : Honnêtement, personne. Les principaux opposants sont soit en prison, soit à l’étranger ou ont été invalidés pour l’élection. Ce scrutin sera un plébiscite.
La participation risque aussi d’être très faible. Le pays a déjà connu des records d’abstention. Le référendum pour la promulgation de la nouvelle Constitution n’avait réuni que 30 % du corps électoral. Pour les élections législatives qui ont suivi, le taux était de seulement 11 %. La Tunisie a malheureusement l’habitude de cette abstention record et les autorités actuelles ne semblent s’en préoccuper. Même si le taux est faible, le président estimera que l’élection est légitime.
(Re)voir Tunisie : une pétition réclame le respect du "pluralisme" pour la présidentielle
TV5MONDE : Est-ce que l’opposition existante peut toutefois se mobiliser contre le président actuellement ?
Sophie Bessis : Depuis 2019, le chef de l’État a eu comme objectif d'affaiblir les partis politiques et les corps intermédiaires. Il est vrai que les partis avaient perdu une grande part de leur crédibilité. Le résultat est que le paysage politique est aujourd’hui désertifié.
Une nouvelle opposition politique, une nouvelle génération politique pourra-t-elle naître de la société civile ? Pour l’instant, à la veille des élections, il n’y a aucune opposition forte et crédible au chef de l’État. Et avec un deuxième mandat, la situation risque de s’aggraver. Il y a une sorte de démission collective de la population, notamment des classes populaires. Ces dernières années, l’inflation a été très importante et le taux de croissance très faible. La situation économique est préoccupante et une partie non négligeable de la population s'occupe avant tout de remplir son frigo. La nature du régime ne constitue pas sa préoccupation majeure. Là où elle peut exprimer son mécontentement, c'est qu'effectivement le chef de l’État, au cours des cinq années de son premier mandat, n'a pas amélioré sa situation alors qu'il avait promis de le faire.
TV5MONDE : Si il n'est pas possible de s’opposer aujourd'hui depuis la Tunisie, la communauté régionale et internationale peut-elle jouer un rôle ?
Sophie Bessis : L’Union européenne a des rapports corrects avec le régime tunisien actuel. La seule chose qui la préoccupe, c’est la question migratoire. Kaïs Saïed satisfait ces vœux avec une politique de refoulement des émigrés subsahariens. D’ailleurs, l’Europe, dans son histoire récente, ne s’est pas préoccupée des atteintes à la démocratie dans les pays avec lesquels elle a signé des accords de coopération. Kaïs Saïed ne court donc aucun danger de ce côté là. Le Parlement européen a déjà, à plusieurs reprises, exprimé ses regrets et sa réprobation de la dérive autocratique du régime tunisien, mais cela n’a eu aucun effet.
L’article 2 de l’accord d’association avec l’Europe précise que le pays partenaire doit se conformer aux règles démocratiques. Mais une partie des pays partenaires violent allègrement cet article, et l’Europe ne dit rien. À supposer qu'elle s'élève contre ce scrutin, le chef de l’État tunisien fera état d'une ingérence inadmissible dans les affaires intérieures du pays et refusera tout commentaire sur l’élection.
TV5MONDE : Est-ce qu’une nouvelle révolution peut éclater en Tunisie ?
Sophie Bessis : En histoire, les choses ne se répètent jamais de la même façon, il n’y aura donc pas en Tunisie de révolution comme en 2011. Il y aura des protestations, sans doute, de la société civile nationale et internationale, mais pas du reste de la population.
Comment les choses vont-elles évoluer au cours d'un très probable second mandat du chef de l’État ? C'est la première question. Est-ce que ce second mandat sera le dernier ? C’est aussi une autre question. Tous les autocrates essayent en effet de trafiquer les institutions de manière à pouvoir se représenter ad vitam æternam.
(Re)lire : Présidentielle en Tunisie : Ayachi Zammel, candidat relâché puis immédiatement arrêté ?
Dates clés de la dérive autocratique en Tunisie
25 juillet 2021 : Kaïs Saïed suspend le Parlement, il dissout également le gouvernement, en vertu de l’article 80 de la Constitution, qui lui accorde des pouvoirs exceptionnels en situation de crise.
22 septembre 2021 : Le président formalise et renforce ses prérogatives. Il peut légiférer par décrets, et poursuit la suspension du Parlement, des pouvoirs et de l’immunité des députés.
5 février 2022 : Kaïs Saïed dissout le Conseil supérieur de la magistrature. Il l’accuse de corruption, de partialité, et d’avoir bloqué des enquêtes.
25 juillet 2022 : la nouvelle Constitution est adoptée par referendum. Elle accorde de vastes pouvoirs au chef de l’État, en rupture avec le système parlementaire en place depuis 2014
16 septembre 2022 : Un décret-loi destiné à lutter contre la cybercriminalité est publié. Les défenseurs des droits humains le considèrent comme potentiellement attentatoire à la liberté d’expression.
17 décembre 2022 : Le premier tour des élections législatives, boycotté par la plupart des partis d’opposition, est marqué par un très faible taux de participation (11,2 %).
10 août 2024 : L'ISIE annonce que trois candidats sont retenus pour le scrutin présidentielle, dont Kaïs Saïed. 14 autres candidats potentiels sont éliminés "après une étude minutieuse de leurs dossiers" et parce qu'ils "n'ont pas recueilli suffisamment de parrainages".
2 septembre 2024 : Trois candidats, perçus comme des concurrents sérieux de Kaïs Saïed, pour la présidentielle du 6 octobre en Tunisie sont exclus par l'autorité électorale, alors qu'ils avaient été réadmis en appel par le tribunal administratif une semaine avant.
6 septembre 2024 : Ayachi Zammel, l'un des trois candidats retenus, est de nouveau placé en détention pour "falsification de parrainages". Il avait déjà été arrêté le 6 août avant d'être relâché.