Fil d'Ariane
A vous entendre, Ennahdha aborde cette présidentielle divisé.
Oui, mais il ne faut jamais oublier que la priorité d’Ennahdha n’est pas la présidentielle. Sa priorité reste les législatives car c’est le parti le plus structuré, celui qui pourra présenter le plus de candidats dans l’ensemble des circonscriptions. Nécessairement, le parti a dû réadapter sa stratégie puisque la présidentielle vient avant les législatives et il y aura un effet d’entraînement. Une absence à la présidentielle les aurait handicapés au moment de mobiliser pour les législatives. L’intérêt d’Ennahdha aujourd’hui est de faire le plus gros score possible à la présidentielle, de mobiliser l’électorat en prévision des législatives. C’est un jeu à deux bandes.
Vous évoquiez la "doctrine Mourou", consistant à positionner Ennahdha comme parti conservateur et non plus islamiste. Comment comprendre cette stratégie ?
Il ne renonce pas à l'islamisme mais il le mâtine d'une "tunisianité" plus forte. On le voit par exemple par son habit traditionnel tunisien destiné à affirmer un islamisme tunisien plutôt qu'un islamisme des Frères musulmans classique plus proche de la confrérie égyptienne. Il joue donc la carte de son rapport plus conservateur aux traditions tunisiennes avec un discours moins clivant sur les sujets sociétaux qu'il ne va pas surjouer pour créer de la polarisation.
Sa stratégie consiste à élargir sa base, et c'est selon moi l'enjeu premier. Il veut remobiliser sa base électorale qui s'était détournée du parti lors des élections municipales de mai 2018 au cours desquelles Ennahdha avait perdu énormément de voix y compris dans ses zones traditionnelles. Son choix d'être candidat au nom du parti rentre dans ce cadre de remobilisation. Il cherche aussi à conquérir d'autres électeurs avec un discours plus calme, plus nuancé. Il veut effacer l'image très présente dans l'esprit de nombreux Tunisiens d'un parti qui aurait été conciliant avec les groupes djihadistes lors de la période noire de 2013 à 2015.
Ennahdha qui incarnait l’opposition au moment de la révolution est aujourd’hui devenu le parti de l’establishment.
Louis-Simon Boileau, Fondation Jean-Jaurès
Qui est l'électorat d'Ennahdha ?
Il existe une base traditionnelle plutôt ancrée dans le sud du pays. Elle provient de la rupture très ancienne entre le président Habib Bourguiba et son opposant Salah Ben Youssef qui se sont partagés, en quelque sorte, le pays : les bourguibistes au nord et les yousséfistes au sud. Cette opposition a structuré le champ politique tunisien au moment de l'indépendance et perdure, d'une certaine manière, aujourd'hui.
Outre cet ancrage au sud, une partie de l'électorat est aussi issue de la classe moyenne et urbaine, à savoir des commerçants, des petits ingénieurs, des enseignants... Cet électorat, âgé de 50 à 60 ans, représente le gros des voix d'Ennahdha.
Enfin, une troisième partie, plus jeune, était forte au moment des élections de 2011 et 2014. Elle estimait qu'Ennahdha incarnait le changement. La vraie question aujourd'hui est de savoir si ces jeunes sont toujours attachés au parti et ce n'est pas évident du tout. S'ils vont voter, et c'est un autre point d'interrogation, ces jeunes vont plutôt être intéressés par d'autres candidats porteurs de discours plus tranchants, plus "dégagistes". Un candidat comme Nabil Karoui a prospéré sur ces attentes, tout comme le candidat Mohamed Abbou, qui porte la lutte contre la corruption comme un étendard. Ce qui risque de manquer cette année à Ennahdha, c’est ce vivier de voix issu de la jeunesse tunisienne et qui avait fait l’une de ses forces lors des dernières élections.
Mais il ne faut pas oublier qu’Ennahdha qui incarnait l’opposition au moment de la révolution est aujourd’hui devenu le parti de l’establishment. Il a gouverné, il a accepté le jeu de la démocratie et du pouvoir. La plupart des autres candidats jouent là-dessus hormis une seule, celle qui représente l’ancien régime, Abir Moussi, qui essaie de recréer ce clivage très dure dans la société, entre les islamistes et les autres, mais en réalité les autres jouent la carte opposition contre pouvoir et mettent dans le pouvoir le Premier ministre Youssef Chahed, le candidat soutenu par Nidaa Tounès, Abdelkrim Zbidi, mais aussi Ennahdha !
En 2014, Ennahdha avait le monopole des voix islamistes et aujourd’hui ce n’est plus le cas.
Louis-Simon Boileau, Fondation Jean-Jaurès
D’autres candidats font campagne sur un discours religieux plus radical. Peuvent-ils, eux aussi, nuire à Ennahdha ?
Oui ! Je pense tout d’abord à Kais Saïed. Ce n’est pas un inconnu, il était une figure de 2011 mais il n’avait pas de parti structuré et était absent du Parlement. Il surfe sur le discours conservateur et religieux et peut faire mal à Ennahdha.
Je pense aussi à Mohamed Lotfi Mraihi qui, s’il ne peut pas prétendre au second tour, peut prendre quelques points problématiques pour Ennahdha dans le jeu très ouvert pour la qualification au second tour.
Enfin, dans une moindre mesure, vous avez Hamadi Jebali qui vient des rangs d’Ennahdha dont il incarnait la ligne dure.
Tout cela est important car, en 2014, Ennahdha avait le monopole des voix islamistes et aujourd’hui ce n’est plus le cas.