A quelques jours de la présidentielle en Turquie, l'enjeu africain, cher au président sortant Recep Tayyip Erdogan, est quasi absent de la campagne électorale. Son concurrent, Kemal Kiliçdaroglu saura-t-il continuer la politique africaine de la Turquie s'il remporte l'élection ? Entretien avec Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po.
Le président gambien Adama Barrow, à droite, accueille le président turc Recep Tayyip Erdogan, au centre, à Banjul, en Gambie, le lundi 27 janvier 2020.
TV5MONDE : La politique turque en Afrique a-t-elle été un sujet marquant de cette campagne électorale ?
Bayram Balci, chercheur au CERI de Sciences Po : La Turquie en Afrique, c'est Erdogan. C'est sous son règne que la politique étrangère turque a été particulierement intense en Afrique. ll y a cumulé les visites, les échanges économiques et politiques, ces dernières années, notamment.
En revanche, il est vrai que cette politique extérieure de la Turquie n'occupe pas beaucoup de place dans lacampagne électorale. Elle est quasiment absente des discussions et il est peu question de l'Afrique.
L'opposition, par son candidat Kemal Kiliçdaroglu n'en parle pas beaucoup, parce qu'elle a moins à gagner sur le sujet que Recep Tayyip Erdoğan. Déjà, parce que la politique extérieure turque fait consensus au sein de la population. Mais surtout l'opposition veut "frapper" Erdogan là où il est faible, à savoir sur les questions d'économie, de société, d'Etat de droit.
Concernant l'Afrique, même si la présence turque y est importante, la question est encore absente de cette campagne électorale.
TV5MONDE : Kemal Kiliçdaroglu a-t-il quand même un volet politique internationale dans son progamme ou pas du tout ?
Bayram Balci : La politique extérieure n'est pas complètement absente de son programme. Mais les différents partis qui forment la coalition d'opposition ne font parfois pas preuve de prudence, dans certains domaines. Cela peut même être irresponsables de leur part, voire risqué.
Ils promettent notamment le rétablissement des bonnes relations entre la Turquie et l'Europe, affirment que d'ici peu, les Turcs pourront circuler librement en Europe, avec une levée des visas. Ce genre de promesses est plutôt populiste, d'autant que ce genre de décisions ne dépend pas que de la Turquie. Je ne suis pas certain que l'Europe soit d'accord pour lever les visas pour les Turcs, même si effectivement il y avait une promesse de l'Europe en ce sens, dans le cadre de l'accord avec la Turquie sur la gestion des réfugiés syriens, la législation anti-terroriste, etc...
Kiliçdaroglu a également un peu parlé de l'Asie, dans le contexte de la nouvelle route de la soie entre la Chine, le Moyen-Orient et la Russie, en plaçant la Turquie au centre de ce projet. Il a également évoqué un projet assez flou de création d'une organisation de la sécurité collective entre la Turquie et plusieurs pays comme l'Irak, la Syie, l'Iran. A mon avis, il est volontairement flou sur ce projet car il sait que s'il arrive au pouvoir, il lui sera assez difficile d'obtenir une cohésion et le consensus des six partis formant la coalition.
En tout cas l'Afrique n'a pas été un sujet dans sa campagne.
TV5MONDE : Dans le cas d'un scénario qui verrait Erdogan quitter le pouvoir et Kiliçdaroglu remporter l'élection, que deviendrait la politique turque en Afrique ?
Bayram Balci : Il faut garder une certaine prudence pour répondre à cette question. Erdogan a fait énormément de visites en Afrique. Il est trés porté sur le business, et a toujours été accompagné par des hommes d'affaires. On a ce sentiment qu'une bonne partie des investisseurs qui vont en Afrique avec lui, ce sont ses amis, ou soutiens. Donc a priori, s'il n'est plus là, ces derniers seront défavorisés. Mais en allant au Niger récemment, j'ai constaté une certaine diversité turque sur place.
Les Turcs expatriés là bas ne sont pas tous des soutiens d'Erdogan. Il y a encore ce qui est dans le domaine du softpower, de la coopération éducative, les fondations religieuses. Tout ces domaines restent encore très proches d'Erdogan car ce sont souvent des milieux conservateurs, comme lui. Mais dans certains secteurs de l'économie, on trouve toutes sortes de personnes impliquées localement, et qui sont très éloignées politiquement d'Erdogan.
Il y a une diversité des acteurs turcs en Afrique, c'est une politique multisectorielle dorénavant. Et je dirais que l'ensemble des Turcs sont intéressés par cette Afrique. Si Kiliçdaroglu arrive au pouvoir à la tête de cette coalition, il aura tout intérêt à continuer cette politique d'expansion en Afrique. Il y a aussi des conservateurs dans cette coalition, donc il y a de fortes chances que la Turquie continue à y être présente.
TV5MONDE : Dans le cas d'une victoire d'Erdogan, sa politique extérieure en Afrique va-t-elle s'intensifier ?
Bayram Balci : Si Erdogan repasse, il n'y aura pas de changement majeur, il va continuer sa politique. Néanmoins, à cause de la crise économique et des conséquences du séisme, il y aura moins d'investissements, que ce soit en Afrique ou ailleurs. Mais cela n'aura rien à voir avec les élections. Cela sera la même situation si l'opposition arrive au pouvoir.
Le séisme a aggravé la crise économique en Turquie. De fait, il y aura moins de présence, d'investissements, en Afrique. Pour les organisations humanitaires turques, la priorité c'est la Turquie depuis le séisme, pour notamment reconstruire les zones et villes touchées. Cela a forcément un impact sur les actions prévues en Afrique.
TV5MONDE : Sur quoi repose la présence turque en Afrique pour le moment ?
Bayram Balci : L'avantage de cette présence turque en Afrique, c'est qu'elle ne se limite pas à un seul créneau ou un seul secteur, comme la Russie qui est présente militairement uniquement via Wagner. La Turquie a diversifié ses activités. Au Mali ou au Niger, par exemple il y a des ONG humanitaires, une coopération islamique, religieuse, des étudiants, des petites et moyennes entreprises. A Dakar ou Niamey, tout ce qui concerne la construction de bâtiments est pris en charge par des entreprises turques.
La compagnie aérienne turque, Turkish Airlines est très présente sur le continent africain. Les vols à destination de l'Afrique depuis Istanbul sont parfois moins chers pour des Européens.
Mais il y a ausi la dimension militaire qui est importante. La Turquie est notamment très présente en Somalie, par exemple. Elle y a une base militaire et a une politique de formation de l'armée locale. C'est une des nouveautés pour la Turquie. La Somalie, c'est le pays où la Turquie a la plus grosse présence militaire en Afrique. Elle a été audacieuse car elle y a ouvert une ambassade alors que la Somalie connaissait encore une guerre civile, alors que les Occidentaux ne l'avaient pas encore fait.
La Turquie a essayé d'avoir une base au Soudan également, mais cela n'a pas fonctionné et avec les événements en cours, la question ne se pose plus. Depuis quelques mois, elle exporte aussi des armements, notamment des drones, mais aussi des véhicules blindés, de l'équipement militaire plus léger vers pusieurs pays africains.
Et puis la Turquie mène des actions complémentaires avec des pays africains. Certains pays envoient leurs étudiants se former en Turquie. Puis quand ils reviennent sur le continent commencent à travailler pour des entreprises turques sur place.
Tout cela, bien entendu Erdogan ne l'a pas fait tout seul. Ces résultats, ce sont aussi l'évolution d'un pays sur les 20, 30, 40 dernières années et l'impact de la stratégie de la Turquie en Afrique. Cette stratégie a été conçue avant lui, mais n'avait pas marché à cause de la crise économique en cours. A son arrivée au pouvoir, il a fait le nécessaire, accompagné de ses partenaires de l'époque, comme le fondateur des école Gülen, avec qui il a rompu depuis. Après avoir utilisé ces écoles pour s'implanter en Afrique, Erdogan a tenté de les fermer et de récupérer leur gestion avec plus ou moins de réussite. Les écoles Gülen étaient plus prestigieuses mais celles qui ont été récupérées par Erdogan, implantées dans une nouvelle fondation appelée Maarif ne sont pas aussi attractives, mais fonctionnent bien.
TV5MONDE : Comment les Turcs envisagent-ils le continent africain ?
Bayram Balci : L'opinion publique turque ne sait pas ce qui se passe en Afrique. Ceux qui s'intéressent à l'Afrique ou qui connaissent l'Afrique, même s'ils ne soutiennent pas Erdogan, sont fiers de voir que la Turquie arrive quand même à s'implanter, à s'ouvrir, à être influente sur un continent d'avenir. Parfois, certaines personnes en désaccord avec Erdogan concernant sa politique intérieure, sa politique religieuse sont admiratifs de sa politique en Afrique. Elle ouvre des débouchés et gonfle l'égo des Turcs.
Maintenant, on peut voir de jeunes africains parler le turc, et cela les flatte beaucoup. Traditionnellement on voit les Africains maitriser le français, l'anglais. Nous n'en avons pas l'habitude. Et cela alimente un peu aussi la fibre patriotique nationaliste des Turcs, y compris chez ceux qui n'aiment pas Erdogan.