Fil d'Ariane
L'ex-ministre français des Affaires étrangères Michel Barnier a renvoyé sur l'Elysée et l'armée la responsabilité des décisions françaises après le bombardement de Bouaké en 2004, le président Jacques Chirac lui ayant dit "de ne pas (s)'occuper de la Côte d'Ivoire".
Cité comme témoin au procès de l'attaque contre un camp de la force de paix française qui a tué neuf soldats français le 6 novembre 2004 à Bouaké, M. Barnier était le premier à témoigner parmi les ministres de l'époque (l'ex-ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie et l'ex-ministre de l'Intérieur Dominique de Villepin sont attendus mardi), accusés par certaines parties civiles de ne pas avoir tout fait pour retrouver les coupables.
Il a affirmé à la barre de la Cour d'assises de Paris être resté écarté des décisions françaises, son ministère ayant surtout géré l'évacuation massive des milliers de Français partis du pays pour fuir les manifestations antifrançaises. Voilà "où se trouvent mes responsabilités", a-t-il dit.
Il a expliqué que dès son arrivée au Quai d'Orsay en 2004, Jacques Chirac lui avait "dit de manière très claire, catégorique: +la Côte d'Ivoire, c'est une question qui concerne les militaires+". "J'ai compris à ce moment-là que (toute question liée à ce pays) se réglerait au niveau du chef de l'État et des autorités militaires". Et "ça n'a pas changé après".
M. Barnier a indiqué n'être pas non plus intervenu dans ce qui reste l'un des principaux mystères de la gestion de l'affaire de Bouaké par le gouvernement français: son refus à l'époque par deux fois de retenir et interroger des mercenaires bélarusses soupçonnés d'être impliqués dans le bombardement et arrêtés pour les premiers à Abidjan et les seconds au Togo.
Dans la seconde équipe figure l'homme identifié comme le pilote qui a bombardé le camp français, jugé en absence comme les deux autres accusés du procès, deux officiers ivoiriens.
"Je n'ai aucun souvenir d'avoir donné quelconque instruction pour libérer ces personnes", a déclaré M. Barnier, qui n'a "pas le souvenir qu'on (lui) ait transmis des télégrammes" en ce sens.
Dans la matinée, l'ambassadeur français de l'époque en Côte d'Ivoire, Gildas Le Lidec, avait pourtant indiqué avoir reçu, "dans les 24 heures" après qu'il a demandé ce qu'il fallait faire des Bélarusses arrêtés par les militaires français à Abidjan, "un télégramme du ministère des Affaires étrangères disant de libérer médiatement ces ressortissants", ce qui fut rapidement fait.
"Il n’y a aucune responsabilité, si ce n’est mécanique, des pilotes": lui aussi devant la barre, l'ancien chef de la cellule Afrique de l'Elysée, Michel de Bonnecorse, stupéfie les parties civiles quand il tente de justifier devant la cour d'assises de Paris l'attitude de Paris dans le surprenant épisode togolais de l'affaire de Bouaké.
Le 16 novembre, dix jours après l'attaque surprise du camp de la force de paix française de Bouaké par l'aviation ivoirienne, le Togo avait arrêté un groupe de mercenaires bélarusses suspects, et proposé à l'ambassade sur place de les livrer à la France. Parmi les détenus, Yury Sushkin qui sera identifié comme l'auteur du bombardement.
A cette époque, tout passe par l'équipe de l'Elysée qui conseille le président Jacques Chirac, chef des armée et seul décideur, et répercute ses ordres. Avec deux hommes clé à la manœuvre: un diplomate, Michel de Bonnecorse, chef de la cellule Afrique, et le général Jean-Louis Georgelin, chef d'état-major particulier du président.
Toutes les "informations d'importance", mais curieusement pas la proposition du Togo, ont affirmé les deux hommes à la barre lundi. Faute de réponse de Paris, Lomé finira par relâcher les Bélarusses deux semaines plus tard.
Depuis le début du procès, où Yury Sushkin et deux officiers ivoiriens, tous aujourd'hui introuvables, sont jugés en absence, la cour cherche à savoir comment et pourquoi Paris n'a pas accepté la proposition togolaise, que l'ambassade de France à Lomé avait pourtant aussitôt transmise aux ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de l'Intérieur.
Tous avaient fait curieusement savoir à leur représentants de "ne pas s'en occuper".
Le président de la cour, Thierry Fusina, interroge M. de Bonnecorse sur cet étrange "dysfonctionnement majeur" et simultané, qui nourrit les soupçons, - y compris chez les officiers français sur place à l'époque - que Paris a caché des choses dans cette affaire.
"Je l'ai appris par la presse", affirme d'abord M. de Bonnecorse, maladroitement car l'information de la non arrestation des suspects au Togo a fuité début 2006. Grande perplexité chez les parties civiles: l'Elysée aurait donc mis plus d'un an à apprendre ce que les ministères concernés savaient depuis le départ...
De l'époque des faits, il dit n'avoir "aucun souvenir d’aucun échange sur cette question des mercenaires".
Le général Georgelin ignore comme lui pourquoi l'information togolaise s'est arrêté au niveau des ministères et pourquoi à l’Elysée, "on n'était pas au courant".
Titillés par la cour, ils ont tout de même concédé que dans cette affaire, la France avait privilégié les impératifs "politiques" et "militaires" à la logique "judiciaire".
Pour eux, le bombardement est un "acte de guerre" fomenté par le pouvoir ivoirien, plus exactement certains conseillers "extrémistes" et anti-français qui auraient débordé le président Laurent Gbabgo. Peu importe dès lors, selon eux, qui sont les exécutants.
La France, a expliqué M. de Bonnecorse, n'avait pas confiance en Laurent Gbagbo, mais devait composer avec lui pour aller vers des élections qui, espérait-elle, permettraient l'élection d'un autre et apporteraient une nouvelle stabilité au pays.
Au point de sacrifier la recherche de la vérité sur le bombardement, et donc laisser filer les pilotes, pour apaiser les choses et avancer dans son plan? Des avocats posent la question. Les deux ex de l'Elysée assurent que non, sans les convaincre.
Au final, "l'agression, reste inexpliquée", soupire un des magistrats, alors qu'au fond de la salle, des soldats blessés à Bouaké attendent toujours des réponses sur les causes exacts du bombardement.
"Et bien M. le conseiller (...) c’est la real politik", lui lâche soudain le général Georgelin.
"Les institutions reprennent leurs droits, Laurent Gbagbo reste en place, et la France continue d'avoir relations d'Etat à Etat avec lui", poursuit-il froidement, avant de conclure: "Je regrette de ne pas avoir des réponses plus croustillantes à vous faire".