Fil d'Ariane
En clôture de sa visite de cinq jours en France, le président de la transition gabonaise, Brice Oligui Nguema, s’est rendu à Airaines, dans le département de la Somme, au nord de Paris, le dimanche 2 juin, pour rendre hommage au capitaine Charles N’Tchoréré. Ce vendredi 7 juin 2024, à Libreville cette fois-ci, Brice Oligui Nguema préside un hommage national au capitaine N’Tchoréré. Une première pour un chef d’Etat gabonais. Mais qui était ce militaire né gabonais, naturalisé ensuite Français, et qui a été assassiné par les Nazis, à Airaines, le 7 juin 1940, durant la Seconde Guerre mondiale ? Portrait.
Le capitaine Charles N'Tchoréré après sa nomination à ce grade en 1933.
Charles Boromée Messani Yi N’Tchoréré naît le 16 novembre 1896, au quartier Niger, à Glass, une bourgade qui est alors l’une des nombreuses Libreville noires, entourant la ville blanche, quasi exclusivement européenne. Avec le Tchad, l’Oubangui-Chari (actuel Centrafrique) et le Moyen-Congo (actuel Congo Brazzaville), le Gabon est l’un des quatre territoires de l’Afrique équatoriale française. Le petit Charles est le quatrième enfant et le deuxième fils de Charles N’Tchoréré et de Stéphanie Olivia N’Tchoréré, née Oroki.
Très vite, ses parents et une partie de la fratrie s’installent à Douala, au Kamerun, alors sous protectorat allemand, où son père est agent de commerce au sein de la firme allemande Kuderling. Le jeune Charles et Elisabeth, sa sœur cadette, restent à Libreville avec leurs grands-parents.
En 1904, après deux années à la Presbyterian Church de Baraka, à Glass, une école dirigée par des missionnaires protestants américains, Charles est inscrit à l’école Montfort, un établissement exclusivement réservé aux garçons. Tenue par les Frères de Saint-Gabriel, une congrégation enseignante fondée par Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, l’école avait été ouverte quatre ans plus tôt, à l’initiative des Spiritains.
A l’aube de sa quinzième année, Charles apprend les décès successifs de sa mère, morte en couche, et de Jean-Baptiste, son grand-frère qui succombe à une courte maladie. Devenu l’aîné des garçons par la force des choses, Charles est obligé d’interrompre sa scolarité pour aller vivre aux côtés de son père. Ce dernier décidera finalement de rentrer à Libreville en 1913 pour se lancer dans le commerce de détail, tandis que Charles rejoint le cabinet du gouverneur de la colonie comme commis dactylo.
Une vue d'ensemble de l'école Montfort
Avant son retour au pays natal, ses cousins, amis et condisciples de Montfort, Louis Bigmann et Laurent-Cyr Antchouey avaient déjà plongé dans la vie active. Le premier était employé par la maison de commerce Simon Kalife, et le second officiait comme commis des PTT à N’Toum, une localité située à quarante kilomètres de Libreville.
L’année suivante, lorsqu’éclate la Grande Guerre, Charles et ses camarades, réunis autour de ce qui deviendra le « Mouvement volontaire de 1916 », se jurent de voler au secours de la France, la mère-patrie comme ils l’avaient appris à l’école. Ils vont en effet contourner leur défaut de majorité, alors fixée à 21 ans, en soutirant par la ruse des autorisations à leurs parents.
Au terme des quatre mois d’instruction prévus et débutés en janvier 1916, Charles intègre le service de rédaction du chef des troupes coloniales à Libreville, tandis que ses camarades sont affectés sur le terrain, dans le nord du pays. Seulement, la Grande Guerre, qui s’est déroulée essentiellement au Cameroun, s’était déjà terminée par la victoire des Alliés dès le mois de mars.
Campagne militaire destinée à mâter les révoltes contre les autorités coloniales françaises, et à l'une desquelles a participé Charles N'Tchoréré en 1921.
Entre février 1917 et novembre 1919, Charles devient papa de trois garçons : Jean-Baptiste, Gabriel et Louis-Paul. Issus de trois mères différentes, ils vont tous être confiés à leur grand-père. Après la guerre, Charles est le seul membre du « Mouvement volontaire de 1916 » à embrasser une carrière militaire. Nommé sergent le 1er avril 1918, il devient adjudant en juillet de l’année suivante. Quatre mois plus tard, il s'engage pour deux ans, deux mois et vingt-cinq jours.
Alors que ses cousins et condisciples Louis Bigmann et Laurent-Cyr Antchouey poursuivent leur vie professionnelle dans le privé, à Dakar, au Sénégal, le régiment de Charles s’embarque en février 1921 pour le Cameroun d’abord, puis pour le Maroc, où il participe à mâter les révoltes locales. En octobre de la même année, il est choisi par sa hiérarchie pour intégrer le Centre de perfectionnement des sous-officiers indigènes de Fréjus, dans le sud-est de la France.
Un an après son arrivée au Centre de perfectionnement des sous-officiers indigènes, Charles en sort major de la section « sénégalaise ». Dans la foulée, il intègre l’établissement en qualité d’instructeur adjoint. Quelques mois plus tard, il est promu sous-lieutenant à titre indigène. C’est le début d’une longue et riche carrière au sein des troupes coloniales françaises.
Le lieutenant à titre indigène Charles N'Tchoréré, quelques temps après sa nomination à ce grade par un décret du 25 septembre 1926.
Doté d’un grand sens de l’observation et de capacités d’analyse hors normes, Charles N’Tchoréré devient, au fil des ans, l’un des hommes sur lesquels s’appuient les autorités militaires, pour définir leurs politiques de gestion des troupes coloniales. Il est « la voix des tirailleurs sénégalais. »
Pour de nombreuses populations de l’empire colonial français, la Première Guerre mondiale s’apparentait à un moment décisif. Après la boucherie du Chemin des Dames et de Verdun, les autorités françaises lancèrent en effet une vaste campagne de recrutement en Afrique, afin de combler leur déficit en hommes. Elles promirent alors la citoyenneté, en échange du sang versé sur les champs de bataille.
Dans le numéro 11 de la revue "En avant France" de 1946, la propagande française met en avant le rôle de son empire colonial dans la guerre.
Les colonisés dans leur ensemble, et en particulier les soldats et les ouvriers envoyés en Europe, nourrissaient de grands espoirs politiques. Des espoirs qui furent rapidement douchés après-guerre. Dans ce contexte, Charles N’Tchoréré fait figure d’exception. Il est en effet naturalisé et promu lieutenant à titre français en 1927, deux ans après avoir été grièvement blessé au combat de Basr al Harir, en Syrie. Déjà, il semble prêt à s’assimiler, quitte à risquer sa vie.
Quelques mois auparavant, juste après son retour du Levant (actuel Moyen-Orient), Charles est affecté à Montauban, où il fait la connaissance de Jeanne Brouël, fleuriste et jeune veuve de trois ans son aînée. Jeanne est la mère de Jean, qui vient d’être fait pupille de la nation. En effet, son mari, Henri Brouël, a été gazé durant la Grande Guerre. Il succomba à une très grave tuberculose en 1921. Très vite, les Brouël deviennent « une famille » pour Charles.
En septembre 1927, Charles rejoint le service des contingents coloniaux, à Paris. Un département stratégique du ministère de la Guerre. Il est chargé de l’étude de toutes les questions liées au sort des tirailleurs sénégalais. Il s’agit à la fois d’aider les autorités militaires à avoir une meilleure maîtrise des troupes coloniales, mais aussi de relayer les revendications des tirailleurs en vue d’éventuelles améliorations.
Et après quatre années comme officier de renseignements aux Contingents coloniaux, Charles N’Tchoréré devient un fin connaisseur des mouvements nègres présents en France. En ce début de vingtième siècle, une revendication politique et culturelle nègre se développe. Le succès du jazz, des Bals nègres ou encore des Arts Nègres sont l’une des manifestations les plus visibles de ce bouillonnement dont Paris est alors l’épicentre.
Le capitaine Charles N'Tchoréré après sa nomination à ce grade en 1933
Chargé également de traquer le communisme au sein des troupes coloniales, il connait aussi les mouvements afro-antillais les plus actifs en France, et qui revendiquent leur droit à la liberté et à l’égalité. A Paris, ces militants sont surtout des intellectuels – dont l’une des figures tutélaires est le Martiniquais René Maran, prix Goncourt 1921, pour son roman Batouala – d’anciens tirailleurs ou de petits employés de la poste ou même du CAI, le service de contrôle et d’assistance en France des indigènes des colonies.
Confronté en France à un plafond de verre – dans cet entre-deux-guerres, le grade de capitaine est le plus élevé auquel peuvent prétendre les colonisés, même lorsqu’ils sont citoyens français –, Charles N’Tchoréré qui avait été fait chevalier de la Légion d’honneur en décembre 1930, puis capitaine trois ans plus tard, décide de rentrer en Afrique. L’époque est si imprégnée de préjugés racistes, que la hiérarchie militaire n’envisage pas de voir des officiers noirs commander à des soldats blancs, quelles que soient leurs qualités.
Arrivé à Kati, dans l’ancien Soudan français (actuel Mali) en 1932, Charles prend la tête de l’école d’enfants de troupe, un établissement chargé de former les futurs tirailleurs sénégalais et qui, à l’origine, ne recrutait que parmi les fils de chefs, de notables ou de militaires indigènes. Ici, Charles N’Tchoréré se sent plus utile au continent qui l'a vu naître et à l’émancipation des populations africaines.
Le lieutenant Charles N'Tchoréré et une partie de l'état major local, au milieu des élèves de l'école d'enfants de troupe de Kati, dans l'ancien Soudan français (actuel Mali) en 1932.
Pour les assimilationnistes comme lui, l’instruction constitue le plus sûr moyen d’émancipation des peuples. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles, toujours en cette année 1932, il décide de faire venir en France Jean-Baptiste, l’aîné de ses trois fils. Jeanne Brouël se charge de l’accueillir, mais aussi de l’aider à s’installer au pensionnat du lycée des garçons de Nice.
A la suite de conflits récurrents avec sa hiérarchie, sur fond de préjugés racistes, Charles rentre à Paris et est affecté peu après à Saint-Louis, au Sénégal, où il prend notamment la direction de l’école d’enfants de troupe. Ouverte officiellement en février 1923, après la Grande Guerre, elle est destinée selon les autorités françaises à « faire face aux pressants besoins, des troupes de l’Afrique Occidentale Française, en soldats africains d’un niveau technique et intellectuel supérieur à celui des gradés provenant du recrutement normal. »
Extrait de la lettre du capitaine Charles N'Tchoréré à son fils aîné, le caporal Jean-Baptiste N'Tchoréré
Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, Charles se mobilise évidemment, tout comme son fils Jean-Baptiste, qui venait d’intégrer les troupes coloniales après son service militaire en 1935, en Algérie. A sa demande, Jean-Baptiste est affecté au sein de la 4e Division d’Infanterie Coloniale, prête pour le front. Dans une lettre adressée à son père le 26 août 1939, il affirmait déjà sa volonté de défendre la France, sa chère patrie, quoi qu’il en coûte.
En réponse à cette missive, voici ce que son père lui écrit deux jours plus tard, juste avant de quitter Saint-Louis du Sénégal :
« Mon fils,
J’ai là sous les yeux, ta lettre du 26 août, comme je suis fier d’y trouver cette phrase : « […] quoi qu’il arrive, Papa, je serai toujours prêt à défendre notre chère Patrie : la France. » Merci, mon enfant, de m’exprimer ces sentiments qui m’honorent en toi. La vie, vois-tu, mon fils, est quelque chose de cher. Cependant servir sa patrie, même au péril de sa vie doit l’emporter, toujours [….] »
Au sein de la 5e Division d’Infanterie Coloniale, le capitaine N’Tchoréré est affecté quant à lui à la tête de la 7e compagnie du 2e bataillon du 53e RICMS, régiment d’infanterie coloniales mixte sénégalais, un des rares qui mêle soldats noirs et blancs. Le 3 juin 1940, après une ultime marche de nuit, le régiment parvient, au petit matin, dans la région d’Airaines-Le Quesnoy, au cœur du département de la Somme.
Le bataillon du capitaine N’Tchoréré est positionné à Airaines, petite ville baignée par un affluent de la Somme. Verrou important pour les troupes allemandes, Airaines n’offre alors aux sens qu’un sinistre panorama, recouvert par un silence angoissant. Positionné à la sortie nord de la ville, la compagnie du capitaine N’Tchoréré installe son poste de commandement dans la villa de la famille Laboulet, près du passage à niveau, non loin de la gare.
Le 07 juin 1940 vers dix-neuf heures, le chef de bataillon Seymour ordonne un repli général. Auparavant, il avait demandé à Charles et ses hommes d’aller à la recherche de leurs camarades de la 6e compagnie, dans la partie haute de la ville. Une fois sur la place de la Halle, le capitaine N’Tchoréré et ses hommes se retrouvent au milieu d’un immense brasier, comme une bonne partie de la ville.
Au détour d’un sentier qu’ils venaient d’emprunter, Charles et ses hommes sont faits prisonniers par les troupes allemandes. Ces derniers décident alors de séparer les soldats noirs de leurs frères d’armes blancs. Le capitaine N’Tchoréré refuse de se plier aux exigences nazies et insiste pour rester aux côtés de ses collègues officiers blancs. Il est alors froidement assassiné (en violation de la Convention de Genève) d’une balle dans la nuque par un soldat allemand, dans la ruelle dite « La tour-de-ville », située non loin de la rue d’Oisemont, au sommet d’Airaines.
Sans doute écrasé par les chars allemands, le corps du capitaines Charles N’Tchoréré ne sera jamais retrouvé. Trois jours plus tard, le 10 juin 1940, le caporal Jean-Baptiste N’Tchoréré est tué au combat à quelques kilomètres d’Airaines, à Remiencourt, toujours dans le département de la Somme.
Et contrairement à son père, Jean-Baptiste est inhumé au cimetière communal de Remiencourt – tombe n°13. Les historiens estiment que 1 500 à 3 000 tirailleurs sénégalais furent massacrés par les soldats de la Wehrmacht, pendant la campagne de France, entre mai et juin 1940.