Depuis le mois de mai, les Forces Vives de Guinée appellent au retour des manifestations, encore interdites par le Comité national du rassemblement pour le développement, la junte militaire au pouvoir (CNRD). Mais qui constitue ces Forces d'opposition et que réclament-elles ? Entretien avec Kabinet Fofana, Analyste politique et directeur de l'Association guinéenne de Sciences Politiques.
Le 18 août 2022, une manifestation anti-junte a été avortée dans la banlieue de la capitale de la Guinée Conakry.
TV5MONDE : Les Forces Vives de Guinée sont-elles un bloc monolithique ou plutôt une coalition de plusieurs organisations ?
Kabinet Fofana, Analyste politique et directeur de l'Association guinéenne de Sciences Politiques : Ces Forces Vives sont composées de six entités. Ce sont des partis politiques, ou des coalitions de la vie civile. On y retrouve notamment l’Alliance nationale pour l’alternance et la démocratie (ANAD), le Rassemblement du peuple de Guinée-Arc en ciel (RPG-AEC). Vous y avez aussi le Forum des forces sociales de Guinée (FFSG), et l'autre entité importante le Front National de défense de la Constitution (FNDC), qui est composé d’acteurs sociaux, d’activistes, (avec également l’Union des Forces Républicaines (UFR) et ses alliés et L'Union des forces démocratiques de Guinée, l’UFDG, ndlr).
Le FNDC a été mis en place en 2019 dans le cadre de la contestation contre la modification de la Constitution sous Alpha Condé. C’est cette organisation qui dirige la contestation contre la junte militaire au pouvoir. Il y a quelques mois maintenant, ces différentes coalitions, partis ont donc décidé de se constituer en Forces Vives de Guinée pour poursuivre cette contestation.
TV5MONDE : Ces organisations existaient individuellement avant l’arrivée au pouvoir de la junte et étaient donc déjà en opposition à Alpha Condé ?
Kabinet Fofana : Oui, par exemple le travail du FNDC portait sur le refus du changement constitutionnel voulu par Alpha Condé pour se représenter. A l’avènement du Comité national du rassemblement pour le développement (ou CNRD, la junte militaire au pouvoir, ndlr), le 5 septembre 2021, le FNDC avait prêté main forte à la transition militaire en se disant que les militaires étaient venus parachever un combat qu'ils avaient commencé. Entre-temps, il y eut un fort désaccord politique entre la junte au pouvoir et les partis d’opposition comme le RPG-Arc en ciel (parti anciennement dirigé par Alpha Condé, avant son arrestation, ndlr), l'UFDG, l'UFR et aussi le FNDC.
Ces entités qui sont très disparates entre elles, parce qu'on y trouve à la fois des acteurs sociaux et des acteurs politiques, ont donc mis en place en mars 2023 cette coalition qu’ils ont appelée Forces Vives de Guinée. Il faut rappeler qu'en 2010, sous la première la junte militaire dirigée à l'époque par Moussa Dadis Camara, une coalition de Forces Vives avait été constituée, regroupant aussi les acteurs sociaux, les partis politiques et les syndicats.
TV5MONDE : Quelles sont leurs revendications aujourd’hui ?
Kabinet Fofana : Les forces vives de Guinée demandent plus d'inclusion. Ces groupes estiment aujourd'hui que les militaires du CNRD n’en font qu’à leur tête. Ils contestent le cadre de dialogue qui a été mis en place auparavant qui ne prenait pas en compte les acteurs majeurs. En effet, dans le premier tour de discussion, il n’y avait pas le RPG-Arc en ciel, qui est le parti déchu, l’UFDG, le parti challenger au RPG, le FNDC qui regroupe une majorité importante de l’opinion publique. La coalition des Forces Vives de Guinée demandent donc un dialogue plus inclusif avec toutes leurs composantes.
Mais ce dialogue devra être, en plus, supervisé par le G5 Guinée (composé des Nations unies, la Cedeao, l’Union européenne, les Etats-Unis et la France, ndlr),et la CEDEAO. Il faudra discuter en amont de la durée et du calendrier de la transition.
Il faut rappeler que en fin d'année dernière, les missions de la CEDEAO avaient déjà travaillé avec le gouvernement guinéen. Ils se sont accordés un chronogramme, un calendrier, de 24 mois. Tout ceci a été validé en décembre par la conférence des chefs d'Etat de la CEDEAO.
Les Forces Vives demandent une refonte complète de tout cela. Elles ont aussi d’autres exigences comme la levée de l’interdiction de manifester. Il faut rappeler que depuis un an maintenant les manifestations sont complètement interdites en Guinée.
TV5MONDE : Quel est le poids des Forces Vives de Guinée face à la junte militaire au pouvoir ?
Kabinet Fofana : Il faut dire que ces organisations sont des entités qui représentent un poids dans l'opinion publique. Elles ont une capacité de mobilisation. L’UFDG est un gros pourvoyeur de manifestants, de militants qui peuvent prendre d’assaut les rues. C’est cette capacité-là de mobilisation qui permet à ces acteurs de peser dans les discussions et d’influer l’agenda politique du CNRD.
Certes, cette capacité est à relativiser par le fait que les manifestations sont interdites. Bien évidemment pour les militaires, les autoriser à nouveau est compliqué car ils savent que cela serait une véritable déferlante humaine. En termes d’images, c’est extrêmement important pour la contestation. Quand les acteurs des Forces Vives appellent tout de même à manifester comme depuis le début du mois de mai, Conakry est paralysée. C’est un axe majeur pour les militants de ces entités, notamment l’UFDG. C’est un véritable moyen de pression qu’ils ont.
TV5MONDE : La population est réellement derrière ces Forces Vives et leurs revendications ?
Kabinet Fofana : Pour vous donner un petit ordre d'idée, nous avons réalisé une étude avec l'Association guinéenne de Sciences politiques, en juin 2022 sur ce que pensent les habitants de Conakry des manifestations. 60,37% des personnes interrogées disent vouloir le maintien des manifestations. C’est tout de même une forte majorité.Voilà ce que dit le texte : “Bien que voulant le maintien des manifestations à une forte majorité (60,37%), les personnes interrogées sur leur perception du combat actuel du FNDC contre les nouvelles autorités du CNRD restent mitigées. Une petite majorité (53%) juge le combat actuel du FNDC ‘noble et justifié’ ”. Si on compare à une autre étude datant de juin 2020, le soutien aux manifestations était de 53.65%.
TV5MONDE : La situation guinéenne peut-elle être comparable à celle dans d’autres pays africains qui ont une junte militaire au pouvoir, comme le Mali, par exemple ?
Kabinet Fofana : Comme je vous le disais, historiquement, en 2010, les premières Forces Vives de Guinée se sont constituées. A l’époque, on y trouvait des syndicats, des partis politiques, et des acteurs sociaux. Ces entités étaient déjà contradictoires tant dans leur constitution que dans leurs objectifs. Elles parvenaient tout de même à s’entendre, à trouver une vue commune sur ce qu’elles contestaient. C’était sous un régime militaire. Et c’est exactement la même chose aujourd'hui. Et à l'époque, c'est un an après, que le désenchantement avait commencé.
Nous sommes dans le même schéma, avec ce modèle de Forces Vives avec des organisations sociales, politiques ou aux intérêts parfois un peu contradictoires, mais qui essayent d'aller à l'essentiel, à savoir, influer un peu sur la marche de la transition. Oui, je pense que ce modèle peut inspirer dans la sous-région.
Quand on prend l’exemple du Mali, on a quand même l'impression que l'action des contestataires face à la dynamique de la transition ne résonne pas assez. Alors qu'en Guinée, ce n’est pas la même sociologie. C’est une société assez politisée, où c'est d'abord le militant avant le citoyen. Donc ça change beaucoup de paradigme, de dynamique. Le cas de la Guinée est assez unique.