
La levée de l'immunité parlementaire de Joseph Kabila décidé par le Sénat congolais est un préalable à des poursuites judiciaires contre l'ancien président congolais. Que reproche-t-on exactement à Joseph Kabila ? Quels sont ses liens avec le Rwanda ? Entretien avec Ithiel Batumike, chercheur principal à l'institut congolais de recherche sur la politique, la gouvernance et la violence Ebuteli.
Photo d'archive - Le président sortant Joseph Kabila assiste à l'investiture de son successeur le président congolais Félix Tshisekedi, Kinshasa, 24 janvier 2019.
TV5MONDE : Ithiel Batumike, vous êtes chercheur principal à Ebuteli, un institut congolais de recherche sur la politique, la gouvernance et la violence. La procédure de levée de l'immunité parlementaire de Joseph Kabila, qui a été votée le 22 mai par les sénateurs congolais, est-elle légale ?
Ithiel Batumike, chercheur principal à l'Institut Ebuteli : La procédure d'hier est totalement légale puisque le président Kabila est poursuivi pour des faits commis après qu'il ait quitté ses fonctions de président de la République. Dans ce cas, il est sénateur et il ne peut bénéficier que de son statut de sénateur.
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Pour qu'il bénéficie des protections qui lui sont conférées par la loi de 2018 portant statut d'ancien Président de la République, il lui faut être poursuivi pour des faits commis à l' occasion de l'exercice de ses fonctions ou en dehors de l'exercice de ses fonctions quand il était Président de la Republique. Or, il n'est pas poursuivu pour des faits commis avant 2019.
TV5MONDE : Comment est-ce que la levée d'une immunité parlementaire est prévue par les textes de loi ?
Ithiel Batumike : Alors le texte qui prévoit la procédure de levée des immunités parlementaires, c'est premièrement la Constitution. Mais au-delà de la Constitution, les règlements intérieurs de chaque chambre parlementaire prévoient la procédure à suivre pour lever les immunités d'un de leurs membres. Le règlement intérieur du Sénat prévoit qu'avant la levée de l'immunité par le Sénat, il faut que soit constituée une commission spéciale chargée d'écouter le procureur, qui introduit la requête pour l'autorisation de poursuites, et en même temps la personne qui est concernée par cette requête à savoir Joseph Kabila. La commission dresse son rapport et le présente à la plénière qui décide souverainement du sort à réserver à cette requête. Le vote se passe à bulletin secret puisqu'il s'agit d'une résolution concernant un individu personnellement.
TV5MONDE : Des poursuites sont envisagées contre M. Kabila. Pourquoi lui reproche-t-on une complicité avec le M23/AFC ?
Ithiel Batumike : Le pouvoir soupçonne depuis un certain temps Joseph Kabila d'être de mèche avec la rébellion du M23/AFC. Il y a plusieurs mois déjà, le président de la République, Félix Tshisekedi, a affirmé que "l'AFC de Corneille Nanga, c'est Joseph Kabila". Le président estimait à l'époque que Kabila avait boycotté les élections de 2023 pour pouvoir s'engager dans une lutte armée.
Après, il y a eu des accusations d'une personne membre de l'AFC qui a été arrêtée en Tanzanie. Elle aurait témoigné, devant le service des renseignements militaires, avoir entendu Joseph Kabila s'entretenir avec Corneille Nanga pour planifier la guerre, pour l'encourager à œuvrer pour le renversement des institutions en République démocratique du Congo.
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Sauf que si ces accusations de crimes de guerre et de trahison qui sont portées contre Joseph Kabila reposent uniquement sur ces aveux, cela pose problème puisqu'ils auraient pu être obtenus sous la torture. Donc, si c'est seulement ces preuves dont dispose la justice, on ne saurait être rassuré que ces poursuites ne sont pas instrumentalisées du point de vue politique.
TV5MONDE : Que sait-on des liens de Joseph Kabila avec le Rwanda ?
Ithiel Batumike : Il est difficile aujourd'hui de définir les liens de Kabila avec le Rwanda. Joseph Kabila est rentré au Congo en 1996 avec l'AFDL [NDLR, un mouvement de conquête du pouvoir dirigé par le Rwanda avec à sa tête Laurent Désiré Kabila, le père de Joseph] à l'occasion de la première guerre du Congo.
Je pense qu'il y a des liens qui ont continué à se nouer en coulisses entre Joseph Kabila et le Rwanda. Pendant son règne, il a géré quelques négociations avec des groupes armés qui étaient de connivence avec le Rwanda. Généralement, on l'accuse d'avoir accepté d'incorporer les groupes armés dans les Forces armées de la République démocratique du Congo. Pour autant, cela peut être considéré comme des contraintes qui s'imposaient à lui lorsqu'il dirigeait le pays et que face à la faiblesse de l'armée congolaise, le dialogue était une solution pour lui.
Cependant, ces derniers temps, Joseph Kabila a semblé montrer sa proximité avec le Rwanda plutôt qu'avec le Congo. Cela lui est également reproché dans une partie de l'opinion parce que c'est contraire à l'article 5 de la loi portant statut d'ancien président de la République qui lui impose l'obligation de réserve, l'obligation de loyauté vis-à-vis de la nation. Donc on a mal perçu le fait qu'il se soit prononcer dans des termes ambigus en faveur du Rwanda et du M23 en considérant les revendications de ce mouvement comme légitimes.
TV5MONDE : Donc en 1996, Joseph Kabila a participé la prise du pouvoir de son père au Congo-Zaïre avec le Rwanda ?
Ithiel Batumike : En 1996, Joseph Kabila est dans le sillage de son père, et on sait qu'il participe à certaines opérations militaires en collaboration avec certains officiers rwandais. Par ailleurs, une partie de l'opinion publique radicale continue de penser que Joseph Kabila pourrait avoir des liens de parenté avec les Rwandais. Tout au long de sa gouvernance, sa nationalité était remise en cause, il était généralement taxé de Rwandais par des opposants. Lorsque lui-même entretient une certaine ambiguïté par rapport à l'action meurtrière du Rwanda dans l'est de la République démocratique du Congo, certaines personnes ont pu affirmer qu'il se dévoile et qu'il a toujours été Rwandais. Mais pour autant, je ne pense pas que cela soit un motif pour nier sa nationalité ou le lier directement au Rwanda.
TV5MONDE : Le parti de Kabila, le PPRD, est suspendu, les propriétés de Kabila ont été perquisitionnées. Est-ce qu'il y a eu des réactions fortes au sein de la population suite à ces actions ?
Ithiel Batumike : Pour l'instant, la population n'a pas réagi, mais une partie de l'opinions est inquiète de voir la tournure que les affaires sont en train de prendre, des actions qui sont menées contre le parti de l'ancien président ou contre lui-même, visé directement par les poursuites qui ont été autorisées hier.
Mais toutes ces actions comme la levée d'immunité de Kabila, les perquisitions ou la suspension de son parti restent conformes à la loi pour l'instant. C'est pour cela qu'il n'y a pas beaucoup de mobilisation dénonçant une violation du droit. Cependant, les éléments factuels ne semblent pas suffisants pour justifier de telles actions. Par exemple, concernant les partis politiques, le ministère de l'Intérieur s'est empressé de suspendre en premier le PPRD de Joseph Kabila, alors que celui-ci n'a jamais déclaré soutenir la rébellion à la différence d'autres partis qui eux ont déclaré ouvertement appartenir à la rébellion et n'ont pas été suspendus. Cela peut démontrer un traitement de deux poids, deux mesures et pousser les gens à croire à une certaine instrumentalisation de la justice.
TV5MONDE : Pourquoi selon vous, si il n'y a pas encore d'élément suffisant pour étayer toutes les accusations, les autorités, le gouvernement ou la justice congolaise s'en prennent donc à Kabila et à son parti ?
Ithiel Batumike : C'est aussi un combat politique, un moyen d'écraser un peu un adversaire politique qui aujourd'hui essaie de réunifier l'opposition pour mobiliser notamment contre la question de la révision constitutionnelle ou disons la question du troisième mandat.
En même temps, c'est un moyen de montrer aux populations victimes de la guerre aujourd'hui que "nous essayons de faire quelque chose pour punir vos bourreaux". Parce que l'impunité est l'une des choses à l'origine de la persistance de cette guerre. Car on a l'impression qu'il y a des gens qui sont au-dessus de la loi, qui peuvent se réveiller et faire de la lutte armée un moyen de revendication par rapport à leur cahier des charges. Et il faudrait à un moment donné que l'État essaye de châtier ceux qui prennent les armes contre lui.
À ce stade, une telle action n'est pas de nature à résoudre la crise. Donc c'est une démarche complexe dans la mesure où elle se veut pédagogique, mais elle ne contribue pas à atteindre l'objectif que le gouvernement se fixe dans le rétablissement de la cohésion nationale pour résoudre la crise sécuritaire en cours.