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En swahili, l’une des quatre langues nationales de la RDC (avec le kikongo, le lingala et le tshiluba), picha signifie image. Et c’est le nom choisi en 2008 pour désigner à la fois l’association constituée cette année-là par un collectif d’artistes locaux, mais aussi les Rencontres éponymes, devenues aujourd’hui la Biennale de Lubumbashi. Une initiative née de la nécessité de multiplier les espaces de création, d’échanges et même de confrontations artistiques dans l’environnement urbain de Lubumbashi, mais aussi bien au-delà. L’association Picha a donc été créée par des artistes indépendants, soucieux de promouvoir la création artistique. En plus de la Biennale, cette association organise des expositions, des ateliers photos et vidéos, des formations, des résidences d’artistes… Le but est de contribuer au développement et à une visibilité nationale et internationale des artistes.
(Re)voir : "Extrait d'une interview de Jean-Sylvain Tshilumba Mukendi"
C’est sans doute aussi l’occasion de braquer les projecteurs sur Lubumbashi, deuxième plus grande ville de RDC, et surtout centre industriel du district minier du sud-est du pays. Et d’après les historiens, cette région est réputée riche en cuivre depuis le IIIe siècle après J.C. Au début du 20ème siècle, les populations locales qui exploitaient depuis toujours ce minerai, sont évincées au profit d’entreprises européennes, notamment belges.
En 1910, les autorités coloniales belges érigent la ville en colonie minière de cuivre. Au fil du temps, les sociétés minières de la région établissent leurs sièges à Lubumbashi, qui devient également le centre de transport des minerais tels que le cobalt, le zinc, le cadmium, le germanium, l’étain, le manganèse ou encore le charbon, en provenance des villes voisines. Après les indépendances, l’exploitation minière est dominée par La Gécamines, une entreprise publique.
Cette prégnance des industries minières dans la région, explique le choix de la biennale d’interroger « la toxicité comme condition d’existence qui a inextricablement affecté les mondes sociaux. » Et comme le soulignent les organisateurs de la biennale, il s’agit ici « de réfléchir sur le lien entre la vie contemporaine dans le cadre urbain postcolonial de Lubumbashi et plus largement dans le Sud Global urbain, et l'impact d'un certain nombre de processus industriels, économiques, écologiques, sociaux et culturels qui ont historiquement contribué, pour le meilleur et pour le pire, à la forme et à la dynamique de la vie urbaine dans cette région et dans d'autres parties du monde aujourd'hui. »
TV5MONDE : Cette année, la biennale compte 5 commissaires associés et un conseiller curatorial, tous issus d’horizons et de pays différents. Pourquoi un tel choix ?
Jean-Sylvain Tshilumba Mukendi : Bien que le collectif Picha reste le commissaire principal de cette édition, il était important d'associer à cette réflexion sur la toxicité, des points de vue, des localités et des expériences multiples. En effet le thème général de cette 7ème édition, la Toxicité, invite à une réflexion commune sur des problématiques telles que l'économie d'extraction, la pollution, les imaginaires ou inconscients collectifs, etc.
(Re)voir : "Focus sur les masques toxiques"
L’association a souhaité s'entourer de curateurs associés et d'un conseiller curatorial, afin d'élargir la réflexion sur le thème et la nature d'un tel événement qui se réinvente et se repense en permanence. Il s'agit aussi d'inscrire les collaborations et les projets initiés dans le cadre de cette biennale dans le temps, et envisager une forme de durabilité avec les curateurs associés qui sont par la même occasion de réels partenaires, des relais. À noter que la plupart d'entre eux se sont déjà rendus à Lubumbashi et ont un réel intérêt ou parti-pris dans les questions abordées à travers cette édition.
TV5MONDE : Le choix de la toxicité comme thématique de cette 7e édition répond-il aux préoccupations écologiques qui sont très importantes à l’heure actuelle ?
Jean-Sylvain Tshilumba Mukendi : Le choix du thème de cette année est vite apparu comme une évidence. Bien entendu, elle fait directement écho à un propos écologique, mais pas seulement. La Toxicité comme point de départ est une proposition d'un des membres de Picha, l'anthropologue Filip De Boeck.
La situation de la proximité des sites miniers et de leur impact néfaste sur les communautés locales ne semble pas s’améliorer.
Jean-Sylvain Tshilumba Mukend, association Picha
Ce thème est une invitation à penser la toxicité sous de multiples facettes : la toxicité de l'air et de l'environnement ambiant à Lubumbashi, résultat d'une industrie minière et d'extraction massive, abusive ; la toxicité dans les relations sociales et domestiques ; les survivances toxiques dans les collections muséales, etc. Cette thématique n'est donc pas exclusivement écologique.
TV5MONDE : A Lubumbashi, ville de plus de 2,5 millions d'habitants, les sites miniers jouxtent les habitations, les plantations ou encore les écoles. Or les entreprises minières n'appliquent pas toujours les obligations renforcées de respect de l'environnement. La situation sur ce plan évolue-t-elle dans le bon sens ? L'art peut-il aider à faire bouger les choses ?
Jean-Sylvain Tshilumba Mukendi : La situation de la proximité des sites miniers et de leur impact néfaste sur les communautés locales ne semble pas s’améliorer. La demande accrue en ressources naturelles et en métaux divers (cuivre, cobalt, lithium, etc.), ouvre les sols katangais, avec pour mission première de répondre à la demande. Et si les obligations de respect de l’environnement se veulent plus renforcées, les dérives dans le secteur minier restent importantes : l’emploi des enfants, la précarité du travail dans les mines, les circuits artisanaux et illégaux...
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C’est ainsi que l’extraction s’opère dans des conditions qui ont peu d’égard pour la population locale. En témoignent les résultats d’analyses de sols effectuées dans le cadre du projet Ex-Situ de l’artiste Luigi Coppola, ou encore la qualité de certaines eaux, ou de l’air, qui ont des conséquences irrémédiables sur la santé. Ce projet est l’exemple que l’art peut faire bouger les choses.
En explorant la phytoremédiation – c’est-à-dire la remédiation des sols contaminés par l’utilisation de plantes spécifiques – Luigi Coppola, en s’appuyant sur un réseau de recherche local, active des solutions communes en partageant un savoir à travers les interventions artistiques qu’il propose. L’art, en plus d’être un espace de réflexion et d’engagement, lorsqu’il est couplé à d’autres disciplines des sciences, devient vecteur de nouvelles perspectives, et potentiellement de solutions.
TV5MONDE : Le thème choisi cette année devait ouvrir l'élaboration collective d'un regard critique et transformateur sur l'environnement social et culturel à Lubumbashi et dans le monde. Comment relever un tel défi ?
Jean-Sylvain Tshilumba Mukendi : Élaborer un élan collectif critique, créatif et transformateur ne se fait pas en un jour, et est une nécessité absolue pour le continent Africain. Ici, à Lubumbashi, la Biennale se veut être un tremplin pour la création de nouveaux imaginaires qui cherchent à transcender cette condition de toxicité, et décloisonner les esprits enfermés dans des mécanismes de pensée hérités, biaisés et contre-transformateurs.
L’élaboration d’un tel élan est évidente pour une minorité, un public éveillé. Cela reste un vrai défi que la Biennale souhaite progressivement relever, en intégrant et diffusant ses projets, ses productions au cœur de ces problématiques. C’est déjà ce que démontre l'exposition du photographe Gloire Ndoko, au Centre de Santé Mzee, ou encore l'activation du centre d'art Biasasa à la Katuba (quartier excentré et populaire de Lubumbashi).
Et pour s'inscrire dans une impulsion collective réelle, qui implique forcément un dialogue, cette édition de la Biennale a misé sur un programme appelé les Palabres. Ce programme consiste en une plateforme de conversation, d’information, de confrontation et d’échange sur les enjeux et questionnements soulevés dans le cadre de la Biennale de Lubumbashi. Ce programme continuera d’opérer une fois la Biennale terminée.
TV5MONDE : Quel bilan faites-vous de cette 7e édition ?
Jean-Sylvain Tshilumba Mukendi : Cette 7ème édition a été une réussite. Malgré un contexte fragile et précaire pour le développement des arts, une programmation difficile à arrêter, et une mise en place parfois réalisée dans l’incertitude ou l’urgence, cette édition nous a rappelé que continuer de tenir cet évènement biannuel à Lubumbashi reste porteur de sens. A un moment où le devenir de ce modèle de manifestation artistique pose question, nous sommes ravis d’avoir pu mener une édition en s’appuyant et en collaborant avec des acteurs lushois ; de la communication, à la production, en passant par la logistique et la technique.
Dans son organisation comme dans son rendu (environ 70% d’artistes congolais sur 62 artistes), cette Biennale est le fruit d’efforts congolais, couplés à la valorisation, à la restitution de projets existants et du programme des Ateliers Picha (dispositif d’éducation artistique permanente). Les propositions des curateurs associés viennent compléter ces efforts, pour produire une édition dense qui forme une excellente base pour continuer à réfléchir à la toxicité.
Cette Biennale a également permis des rencontres et stimulé des échanges au niveau local et institutionnel, notamment avec différents départements de l’Université de Lubumbashi, ainsi qu’avec les autorités locales. Les leçons sont nombreuses. Mais l’énergie qui a émané ces dernières semaines de cette 7ème édition, conforte l’idée que Lubumbashi est un point d’entrée significatif pour une compréhension du monde et ce qui nous lie (au propre comme au figuré), et qu’elle mérite qu’on y pose son regard.