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"J'ai entendu le cri de détresse de notre population et je ressens les douleurs qu'éprouvent nos mères, nos soeurs, nos filles dans ces provinces ravagées par la barbarie". Le lundi 3 mai 2021, le président congolais Félix Tshisekedi prend la parole sur les antennes de la RTNC, la télévision nationale congolaise. Le chef de l'Etat -qui vient alors de remporter une victoire politique majeure en écartant des responsabilités le camp de son prédécesseur encore très présent, Joseph Kabila, et en mettant sur pied son "Union sacrée pour la nation"- peut alors s'atteler à ce qui constituait l'un de ses engagements : rétablir la paix dans l'Est de la République démocratique du Congo, livrée depuis plus de vingt ans à des groupes rebelles contre lesquels ni l'armée congolaise ni les missions onusiennes MONUC puis MONUSCO ne sont parvenues à venir à bout.
Le jeudi 6 mai, les provinces de l'Ituri et du Nord-Kivu entrent donc en état de siège. La disposition est prévue par l'article 85 de la Constitution congolaise "lorsque des circonstances graves menacent, d'une manière immédiate, l'indépendance ou l'intégrité du territoire national, ou qu'elles provoquent l'interruption du fonctionnement régulier des institutions".
Le calendrier peut alors interroger, tant la violence est devenue quasi-structurelle dans les deux provinces, mais personne ne remet en cause le constat du président et la nécessité de "mesures radicales" selon ses propres termes.
En ligne de mire alors, la rébellion ADF, les Forces démocratiques alliées, un groupe qui trouve ses origines -notamment- chez le voisin ougandais et le bras de fer déjà ancien entre le maréchal Mobutu et l'indéboulonnable président ougandais Yoweri Museveni.
Quelques jours avant la proclamation de l'état de siège, en visite à Paris, Félix Tshisekedi est venu demander de l'aide à la France pour "éradiquer" les ADF dans la région de Béni dans le Nord-Kivu.
Aux côtés d'Emmanuel Macron, le président congolais a décrit la rébellion comme "un groupe armé à tendance islamiste, au discours islamiste et aux méthodes islamistes".
Il est vrai, nous confiait le chercheur du Groupe d'études sur le Congo (GEC) Trésor Kibangula en novembre 2019, que "le mouvement se revendique comme islamique et s'est radicalisé depuis 2015 (...) son nouveau chef Musa Baluku ayant opéré un rapprochement avec le groupe Etat islamique (...) mais les ADF opérant dans une zone essentiellement animiste et chrétienne ne sont pas dans une logique de conversion des populations".
Pas de guerre sainte dans l'Est de la RDC, certes, mais des tueries qui n'en finissent pas. Rien que depuis fin 2019, les ADF sont accusées d'avoir massacré plus de 1000 hommes, femmes et enfants dans le territoire de Béni. Depuis 2017, dans les provinces de l’Ituri, du Nord et du Sud-Kivu (non concernée par l'état de siège), les violences ont fait 4 592 morts.
La rébellion d'origine ougandaise est incontestablement la plus meurtrière mais elle est loin d'être la seule.
Selon le groupe d'experts du baromètre sécuritaire du Kivu (KST), des dizaines de groupes armés plus ou moins importants sont encore actifs dans l'Est de la RDC. Le KST donne un nombre de 122.
Pour en venir à bout, le 6 mai dernier, les autorités civiles du Nord-Kivu et de l'Ituri ont donc été mises sur la touche, remplacées par des militaires.
Rapidement, les conditions de cet état de siège et le choix des personnalités chargées de le conduire soulèvent l'inquiétude des organisations de défense des droits humains. Dans un communiqué intitulé "L’état de siège dans l’est de la RD Congo ne doit pas servir de prétexte pour commettre des abus", Human Rights Watch souligne qu'"en vertu des ordonnances proclamant l’état de siège, les autorités militaires sont habilitées à perquisitionner les domiciles de jour et de nuit, à interdire des publications et des réunions considérées comme portant atteinte à l’ordre public, à interdire la circulation des personnes et à interpeller quiconque pour perturbation de l’ordre public. Les civils seront poursuivis devant des tribunaux militaires, ce qui est contraire aux normes régionales."
L'ONG note par ailleurs que "le profil des nouveaux gouverneurs militaires de ces deux provinces ne peut qu’accroître les inquiétudes au sujet des droits humains et de la protection des civils. Le gouverneur du Nord Kivu, le lieutenant-général Constant Ndima, alias « Effacer le tableau », a été surnommé ainsi lorsqu’il était commandant au sein de la rébellion du Mouvement pour la libération du Congo (MLC). En 2002, il aurait dirigé l’opération « Effacer le tableau » en Ituri, durant laquelle de graves exactions ont été commises. En Ituri, le lieutenant-général Johnny Luboya, ancien chef des renseignements militaires au sein du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD-Goma), rébellion soutenue par le Rwanda, pourrait, de par sa position de commandement, être tenu responsable de meurtres, de viols et d’autres exactions commises par ses forces, selon une note interne des Nations Unies que Human Rights Watch a pu consulter."
Début mai, encore, dans les colonnes de l'hebdomadaire Jeune Afrique, Jean-Jacques Wondo, analyste sécurité, met en garde : " L’armée est plus un problème qu’une solution en RDC, et cela restera le cas tant qu’elle ne sera pas réformée en profondeur", considérant qu'installer l'armée à la tête des deux provinces "étant donné son état de délabrement structurel et fonctionnel" revient à "mettre la charrue avant les boeufs".
Un mois plus tard, et alors que l'état de siège est en passe d'être prolongé, quel premier bilan peut-on en tirer ?
Pour l'heure, aucune opération d'envergure n'a été lancée et les mots du ministre congolais de la Défense le mardi 1er juin résument assez bien la situation : "Comme tout processus, il y a le démarrage, il y a l'accélération, et puis il y a le point où l'on arrive à l'objectif final", explique Gilbert Kabanda, précisant que, "pour le moment, nous sommes en phase de l'accélération, parce que tous les dispositifs sont pris, c'est comme un avion qui décolle".
De son côté, samedi 29 mai, le président Tshisekedi a demandé une prorogation de l'état de siège. Deux semaines supplémentaires. Mais au sein même de l'Union sacrée, la méthode soulève le débat, à l'image du député de l'UNC, le parti de l'ex-vice président Vital Kamerhe, Juvénal Munubo Mubi, déplorant que l'Assemblée nationale n'ait pas été "pleinement" consultée le mois dernier, lors de l'instauration de l'état d'exception dans les deux provinces.
État de siège #NKivu #Ituri Comment le Parlement @AssembleeN_RDC @senatrdc qui n'a pas été pleinement associé au lancement de l'état de siège à travers le vote d'une loi de mise en œuvre comme requis à l'art.85 Constitution,pourrait-il apprécier l'opportunité de sa prorogation? https://t.co/vDC7cVqzbn
— Juvénal MUNUBO (@juvenalmunubo) May 29, 2021
"Il y a des gens qui pensent qu'ils peuvent encore nous humilier en faisant ce qu'ils ont fait à Tshabi et à Boga. Mais rassurez-vous, ça va s'arrêter". Il aura fallu quatre jours au lieutenant-général Johnny Luboya, gouverneur militaire de l'Ituri pour commenter le massacre survenu dans la nuit du dimanche 30 au lundi 31 mai dans sa province.
Selon les derniers bilans, toujours provisoires, plus de 55 personnes ont été tuées dans le territoire d'Irumu. Sur place la société civile évoque aussi une cinquantaine de blessés et au moins 25 disparus. Ce jeudi 3 juin au matin à Bunia, le lieutenant-général a, à son tour, évoqué une montée en puissance du dispositif. Le carnage de lundi a été attribué aux ADF. Le lendemain, à 200 kilomètres de là, douze personnes étaient à leur tour assassinées dans le territoire de Djugu. Crime imputé cette fois aux miliciens CODECO (Coopérative pour le développement économique au Congo). Promettant l'arrivée imminente de nouvelles troupes, mardi, le ministre de La Défense s'est engagé : "D'ici deux semaines, je peux vous rassurer que la situation ne sera plus la même".