Répression en Egypte : la France ferme les yeux sur la vente d'outils de surveillance de masse par Amesys

L'entreprise française Amesys — bien que poursuivie en justice pour complicité de torture en Libye — a continué, par des biais détournés, à vendre ses solutions de surveillance de masse à destination de plusieurs pays aux régimes répressifs, dont l'Egypte du général al-Sissi. Les autorités françaises sont pourtant censées donner leur accord à la vente de ces "biens à double usage" à des pays-tiers… depuis 2014. 
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Egypte manifestant
Un médecin égyptien manifeste contre l'impunité policière et pour restaurer "la dignité des médecins" en janvier 2017 après que deux praticiens de l'hôpital du Caire ont été frappés par la police. En Egypte, les disparitions, emprisonnements, tortures son
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C'est une entreprise qui a changé de main après le scandale de la vente de son système d'écoute Eagle aux autorités libyennes. Un système de surveillance numérique de masse révélé en mai 2011 par des journalistes français du site reflets.info et confirmé par les équipes du Wall street journal à la chute de Kadhafi, quelques mois plus tard. Le nom de cette entreprise française est désormais connu, puisque la FIDH (Fédération internationale de droits de l'homme) a porté plainte contre elle en mai 2012 : Amesys. 

Depuis cette plainte, Amesys, alors filiale de Bull, a changé de main et même de nom, mais continue à signer des contrats pour le même type de systèmes de surveillance d'Etat que celui vendu au dictateur libyen. Si les noms changent, les acteurs et les technologies sont les mêmes, tout comme les conséquences. Désastreuses en termes de droits humains.

Maroc, Gabon, Emirats-Arabes Unis… et Egypte

En 2013, le directeur commercial d'Amesys crée Nexa Technologies, basée en France, ainsi qu'une filiale, Advanced Middle East SYStems (AMESYS), basée à Dubaï . Le système de surveillance Eagle — celui mis en cause en Libye  — a alors été vendu à la maison mère Nexa Technologies qui l'a renommé "Cerebro" et le fait commercialiser depuis par Advanced Middle East SYStems. L'entreprise Amesys d'origine, quant à elle, a été rachetée par le groupe informatique Atos, désormais amputée de son activité de surveillance. 

Selon la récente enquête de Telerama publiée le 5 juillet dernier, c'est avec ces deux nouvelles entreprises — Nexa et Advanced Middle East SYStems —  que le système de surveillance numérique de masse "Cerebro" a été vendu au Maroc, au Gabon, aux Emirats Arabes Unis et à l'Egypte du général al-Sissi. Les Etats en question peuvent donc désormais surveiller les communications de leurs citoyens de façon ciblée ou plus généralisée. Heures de connexions, sites visités, contacts, localisation : Cerebro permet aux services de police, du renseignement, à l'armée, de repérer toute personne considérée comme gênante ou suspecte. Et au delà des informations globales — que l'on nomme métadonnées — le système permet aussi de capturer le contenu des communications, et donc de lire les mails des internautes, leurs échanges en messagerie directe (chat), leur données Facebook privées, leurs appels vocaux.

Cette technologie de surveillance, digne d'un film d'anticipation dystopique, est "offerte" aux dirigeants de ces pays pour des sommes conséquentes : 10 millions d'euros pour le Cerebro vendu au général al-Sissi. Avec Cerebro, la vie privée des populations concernées n'est plus qu'un lointain souvenir, quand elles en sont conscientes, puisque ces contrats et les dispositifs mis en place ne sont ni transparents, ni soumis à une validation démocratique. En réalité, personne ou presque dans les populations concernées ne sait que chacun de ses faits et gestes avec un smartphone, un ordinateur ou une tablette peuvent être potentiellement observés par le pouvoir en place. 

L'administration française laisse passer la vente de Cerebro à l'Egypte

Depuis les révélations d'Edward Snowden sur les outils illégaux de surveillance mis en place par la NSA, des dispositions ont été prises en Europe pour encadrer la collecte des données et la vente d'outils de surveillance de masse, insérés pudiquement dans la catégorie des "biens et technologies à double usage". De façon plus claire : des procédés pouvant être utilisés aussi bien dans le civil que dans le militaire…

En France, le scandale Amesys a justement obligé les autorités à encadrer ces technologies : une commission a été créée, le Service des biens à double usage (SBDU) où siègent les représentants des plusieurs ministères ainsi que des représentants des services de renseignement. Le système de surveillance Cerebro étant normalement une technologie à double usage, le SBDU a donc dû statuer sur sa vente au général al-Sissi, dans une Egypte où les arrestations arbitraires, les répressions militaires et policières s'enchaînent depuis le coup d'Etat militaire d'août 2013.

La SBDU a finalement déclaré "Cerebro" comme "non-soumis" en 2014, ce qui signifie qu'elle estime qu'il ne rentre pas dans la catégorie des biens à double usage. Cette décision est très surprenante, puisque la SDBU a été constituée à la suite du scandale causé par… le même système de surveillance ayant servi à torturer des opposants libyens et ce, afin d'empêcher que ce type d'outils ne soit une fois encore utilisé à des fins militaires et répressives. L'Egypte actuelle, selon les défenseurs de droits de l'homme "viole de façon constante les droits de l'homme" : comment alors justifier la vente d'un outil de surveillance de masse à un régime qui réprime toute forme de contestation, emprisonne des journalistes, torture et fait disparaître les manifestants selon le dernier rapport d'Amnesty International ?

La question de l'exportation de ces armes de répression numérique, violant le respect de la vie privée, étouffant les possibilités d'expression démocratique et renforçant des régimes politiques autoritaires, jusqu'à permettre d'éliminer physiquement des personnes, se pose donc aujourd'hui de façon encore plus prégnante avec la révélation du contrat égyptien de Nexa/ Advanced Middle East SYStems.

Mais un gros problème persiste : qui pour répondre ?
 
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Antoine Champagne, rédacteur en chef du site d'information Reflets.info à l'origine des révélations en 2011 sur les outils de surveillance de masse de la société française Amesys, sur le plateau du Journal Afrique du 7 juillet 2017.