Fil d'Ariane
Né de parents fermiers dans le village de Nyange situé à environ 100 kilomètres au nord-ouest de la capitale Kigali, Félicien Kabuga, 87 ans, a commencé en tant que petit commerçant ambulant dans sa région natale de Byumba, où il vendait cigarettes et vêtements de seconde main sur le marché.
Travailleur et déterminé, il s'installe ensuite dans la capitale Kigali où il ouvre divers commerces. Sa réussite sera telle que, dans les villages du Rwanda profond, un paysan plus aisé que les autres était surnommé "Kabuga".
Nous attendons avec impatience ce procès, qui a mis du temps à arriverAnastase Kamizinkunze, responsable de district de la principale association de survivants du génocide au Rwanda, Ibuka
Il devient un riche homme d'affaires, propriétaire de nombreuses plantations de thé dans le village et aux alentours.
Les plantations de thé - dont la taille avoisinait 40 terrains de football - ont été vendues aux enchères en 2013 pour 153 millions de francs rwandais (147.000 euros), somme que le gouvernement rwandais a assuré qu'elle servirait à aider les survivants du génocide.
Rwanda : sur les traces de Félicien Kabuga
Sa fortune était telle qu'il était considéré comme l'homme le plus riche du Rwanda, multipliant les investissements dans les plantations de café et l'immobilier.
L'ombre de Félicien Kabuga continue de planer sur son village natal de Nyange, au Rwanda, où des habitants parlent encore affectueusement de l'homme jugé à partir de jeudi à La Haye pour avoir mis sa fortune et ses réseaux au service du génocide de 1994.
"Même sa condamnation ne devrait pas changer l'opinion" des soutiens de Félicien Kabuga, soutient Anastase Kamizinkunze, responsable de district de la principale association de survivants du génocide au Rwanda, Ibuka. "Nous attendons avec impatience ce procès, qui a mis du temps à arriver".
"Kabuga a trahi Nyange et ce pays", soutient de son côté Jean Nzabandora, un fermier de 54 ans. "Ceux qui le soutiennent sont indécents, ils devraient penser aux familles de ceux qui ont péri" poursuit-il.
Son entrée dans le sérail est définitivement scellée lorsqu'en 1993, une de ses filles épousa le fils aîné du président Juvénal Habyarimana, dont l'assassinat en avril 1994 a déclenché le génocide.
Il était également le beau-père de celui qui au moment du génocide était ministre au Plan, Augustin Ngirabatware, dont la condamnation à 30 ans de réclusion fut confirmée en 2019.
Membre du parti présidentiel, le Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRND), il crée pendant le génocide, avec d'autres hommes d'affaires, le Fonds de défense nationale (FDN), dont il prend la tête.
Le FDN, créé dans le but de fournir assistance au gouvernement intérimaire pour combattre les Tutsi et les Hutu modérés, devait servir à l'achat d'armes et d'uniformes pour les milices hutu et l'armée dans tout le pays.
Après le génocide, il se réfugie en juillet 1994 en Suisse, d'où il a été expulsé un mois plus tard.
Pendant de longues années, M. Kabuga a mis à contribution ses nombreuses relations personnelles et acheté sa protection.
Son argent et son entregent lui ont permis d'échapper pendant plus de 20 ans à la justice avant d'être arrêté le 16 mai 2020 en France, ultime étape d'une cavale qui l'avait également mené en Suisse, au Zaïre (aujourd'hui RD Congo) et au Kenya.
En 2002, les Etats-Unis - qui avaient promis 5 millions de dollars pour toute information permettant son arrestation - avaient lancé une vaste campagne médiatique au Kenya, où il a échappé à trois reprises au moins à des opérations conjointes de la police et du TPIR.
(Re)voir : Rwanda : Félicien Kabuga sera remis à la justice internationale
En 2011, le TPIR avait organisé des audiences de collecte de "dépositions spéciales" à charge contre M. Kabuga, dans la crainte que certains témoins ne soient décédés au moment de son arrestation.
Arrêté en banlieue parisienne après 25 ans de cavale alors que de nombreux proches le disaient mort depuis des années, Félicien Kabuga attend depuis en prison son procès à la Haye.
Ses avocats avaient demandé l'arrêt des poursuites en raison de son état de santé. En juin, le MTPI a affirmé que Félicien Kabuga était apte à être jugé.
De par sa position d'autorité, Félicien Kabuga a contribué, entre avril et juin 1994, au meurtre par les Interahamwe de personnes identifiées comme étant des TutsiTribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)
Félicien Kabuga est notamment accusé d'avoir participé à la création des milices hutu Interahamwe, principaux bras armés du génocide qui a fait plus de 800.000 morts entre avril et juillet 1994 selon l'ONU, essentiellement au sein de la minorité tutsi.
Aujourd'hui âgé de 87 ans, il est considéré comme un des financiers du régime génocidaire. Il est jugé à La Haye notamment pour "génocide", "incitation directe et publique à commettre le génocide" et "crimes contre l'humanité (persécutions et extermination)".
"De par sa position d'autorité, Félicien Kabuga a contribué, entre avril et juin 1994, au meurtre par les Interahamwe de personnes identifiées comme étant des Tutsi", a estimé le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), auquel a succédé depuis 2015 le Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI).
Selon le TPIR, il a organisé "des réunions auxquelles ont assisté de nombreux hommes d'affaires (...) à l'effet de collecter des fonds pour l'achat d'armes", y compris des machettes, armes très utilisées dans les massacres du printemps 1994.
Félicien Kabuga était également un des dirigeants de la Radio-télévision libre des mille collines (RTLM) qui propageait l'idéologie hutu extrémiste et des discours d'incitation à la haine contre les Tutsi.
Il "exerçait un contrôle de fait et de droit sur la programmation, le fonctionnement et les finances de la RTLM", a estimé le TPIR.
Il est également accusé d'avoir directement supervisé les massacres commis par les Interahamwe de Gisenyi (nord-ouest) et Kimironko, un quartier de Kigali.
Félicien Kabuga, financier présumé du génocide au Rwanda en 1994, a eu un rôle "substantiel" dans le massacre ethnique de la minorité tutsi, a déclaré jeudi l'accusation lors de l'ouverture de son procès à La Haye.
"28 ans après les événements, ce procès vise à demander des comptes à Félicien Kabuga pour son rôle substantiel et intentionnel dans ce génocide", a affirmé le procureur Rashid S. Rashid devant un tribunal des Nations unies.
Il a plaidé non coupable lors d'une première comparution en 2020. Lors de cette audience préliminaire en août, M. Kabuga était arrivé en chaise roulante et apparu affaibli. Ses avocats avaient tenté de le faire échapper à un procès au vu de son état de santé. Sa présence au tribunal jeudi est incertaine, car les juges lui permettent d'assister aux audiences via une liaison vidéo.
Le procès devait s'ouvrir à 10H00 (08H00 GMT) avec les déclarations liminaires, suivies par la présentation des moyens de preuve à partir du 5 octobre, devant le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (le "Mécanisme"), chargé d'achever les travaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Arrestation du Rwandais Félicien Kabuga : "Il était l'un des hommes les plus recherchés au monde"
L'accusé a besoin d'une prise en charge et une surveillance médicale permanente et intensive, et réside actuellement pour cela dans un hôpital pénitentiaire, selon le Mécanisme.
Différents experts ont participé à l'établissement du dossier pour le tribunal, qui démontre sans équivoque que Kabuga est dans un état vulnérable et fragile, a relevé le tribunal.
Mais il est dans l'intérêt de la justice d'ouvrir ce procès dans les meilleurs délais, ce qui signifie le faire à La Haye, souligne le Mécanisme. Le tribunal a une autre branche à Arusha, en Tanzanie, mais qui ne dispose pas de l'équipement médical nécessaire à l'accusé.
Kabuga est l'un des derniers des suspects les plus recherchés pour le génocide rwandais à être traduit en justice.
D'autres, comme Augustin Bizimana, l'un des principaux architectes du massacre, et Protais Mpiranya, ancien commandant du bataillon de la Garde présidentielle des forces armées rwandaises, sont morts et n'ont jamais affronté la justice internationale.