Renouvelant brusquement ses accusations de complicité active dans le génocide contre la Belgique et la France, le Rwanda a finalement exclu cette dernière de sa commémoration internationale. Parmi les causes de l'exaspération envers Paris : l'enquête toujours en cours sur l'attentat qui a coûté la vie au Président Habyarimanya, détonateur des massacres de 1994. Au-delà du lourd contentieux bilatéral, pourtant, bien d'autres pays regardent aujourd'hui le régime de Kigali avec moins de bienveillance que naguère.
Distanciation
Comme un certain malaise diplomatique général et plus grand-chose d'une célébration consensuelle. Ministres des Affaires étrangères pour les Belges et les Britanniques, simple ambassadeur pour les États-Unis ou encore l'Afrique du Sud, et plus personne pour la France : pour internationale qu'elle soit, la commémoration du dernier génocide du siècle écoulé, avéré et reconnu, ne voit pas se bousculer à Kigali les principaux chefs d’États ou de gouvernements « occidentaux », même amis. On peut certes y voir une pudeur (l'anniversaire n'a rien de festif et nul ne peut se glorifier de son action en 1994) mais aussi, sans doute, une certaine désaffection à l'endroit de Paul Kagamé. L'aura du président rwandais qui pouvait, il y a peu, faire trembler ses collègues étrangers par la seule invocation d'un passé jugé coupable ou passif s'est nettement dissipée. Après une longue immunité morale, son régime s'est fait ces derniers mois sévèrement critiquer par plusieurs de ses alliés traditionnels, dont les États-Unis, pour ses exactions internes et externes.
Désordres
Parmi ces dernières, le rôle prêté à Kigali dans le conflit qui déchire la République démocratique du Congo voisine pour, notamment, en contrôler les richesses. En juillet 2013, un
rapport de Human Rights Watch – corroboré par une autre
enquête des Nations Unies - met en lumière l'appui de Kigali aux rebelles du mouvement M23 en RDC, coupable de crimes de guerre à grande échelle. Les États-Unis, qui ont déjà suspendu l'année précédente – comme la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la Belgique, la Suède et les Pays-Bas - leur aide militaire au Rwanda, avaient exigé que celui-ci "mette fin immédiatement à toute forme d'aide" à cette rébellion, menaçant même ses dirigeants de poursuites internationales. Kigali avait alors démenti son rôle, sans beaucoup convaincre. L'effondrement militaire, en novembre dernier, du M23 reléguait au second plan la question – pourtant essentielle pour sa position régionale et son économie. Les adversaires intérieurs du pouvoir rwandais, eux, ne sont pas oubliés. Dès 2010, après l'assassinat et l'arrestation de plusieurs personnalités de l'opposition, Washington signalait "une série d'actions inquiétantes (...) qui constituent des tentatives de restreindre la liberté d'expression". C'était peu dire : Kigali pratique presque ouvertement depuis plus d'une décennie la traque jusque dans leurs exils de ses opposants de tous bords, fussent-ils eux-mêmes d'ancien dirigeants. Sans même parler des complices (ou impliqués comme tels) du génocide, logiquement réprimés dans les années 1990. La liste est longue des tués, blessés, suicidés, accidentés, rescapés ou emprisonnés de l'ascension du général devenu président. Embarrassée, la communauté internationale a longtemps regardé ailleurs. Leur sort, occulté par l'ombre d'un drame antérieur bien plus immense, demeure aujourd'hui encore fort peu médiatique, "la réussite exemplaire du Rwanda" pouvant bien donner lieu à quelques bavures.
Assez retentissant sera pourtant le décès, le 31 décembre dernier, de Patrick Karageya retrouvé étranglé dans une chambre d'hôtel de Johannesburg où il vivait en exil depuis six ans. Compagnon de combat de Kagamé et ancien chef de ses services de renseignements, fondateur du Congrès national du Rwanda (l'un des principaux mouvements d'opposition), il était devenu l'un des plus virulent dénonciateur du régime et de son chef. Quatre jours plus tôt, il adressait à un groupe religieux basé aux États-Unis une lettre accusatrice : "Jamais depuis l'époque d'Idi Amin [dictateur sanguinaire Ougandais des années 1970] les services de sécurité d'un État n'ont terrorisé un pays à un degré où ceux du Rwanda répandent la peur et la terreur sur les citoyens de ce pays". Commentaire, ou plutôt quasi-aveu de Paul Kagamé en guise d'oraison, prononcé - dans une église - après la mort de son ancien proche : "La trahison a des conséquences. Quiconque trahit notre cause ou souhaite du mal à notre peuple deviendra une victime". Trois mois plus tard, toujours à Johannesburg, un groupe d'hommes en armes s'introduit dans la résidence (fournie et en théorie protégée par l'État sud-africain) du dissident rwandais – absent - Faustin Kayumba Nyamwasa, ancien chef d’état-major de Kagamé, et l'un des fondateurs du FPR. Il avait déjà échappé en 2010 à deux attentats, dont une tentative d'assassinat par balles qui l'avait gravement blessé. L'Afrique du Sud, cette fois, n'apprécie pas, et une grave tension – avec expulsion croisée de diplomates - l'oppose aujourd'hui à Kigali. Les États-Unis se déclarent "inquiets de cette succession d'attaques, dont les motivations apparaissent politiques, contre des exilés rwandais". Réaction sans frais, sans doute, mais d'une promptitude et vigueur nouvelle. Commentaire moins illusionné de l'intéressé, Nyamwasa : "Nous avons un dirigeant d’un genre particulier qui, juste après avoir tué notre collègue, le colonel Patrick Karegeya, a reconnu publiquement l’avoir fait, mais a aussi averti les autres opposants que leur temps était compté". Celui de certains sans doute d'avantage que d'autres. Les deux dernières cibles, Karageya et Nyamwasa, ont plus d'un point commun. Dirigeants historiques du FPR, ils sont, comme l'actuel président rwandais, tutsis. Anglophones, ils sont nés en Ouganda dans l'exil de leur famille, provoqué dans les années 1950 par les premières menaces d'ethnocide. Avec lui, ils ont bâti la force armée et dirigé l'offensive qui, depuis ce pays, a envahi le Rwanda … et conduit Paul Kagamé au pouvoir. Des témoins. Pire encore : des accusateurs. L'un et l'autre affirment en effet que Paul Kagamé, dans le but de précipiter sa victoire, a organisé l'attentat du 6 avril 1994 contre l’ex-président rwandais (hutu) Habyarimana - son avion avait été abattu le jour même de la signature d'un accord de paix - connu pour être le détonateur du génocide.
L'ombre du doute
Telles étaient aussi les conclusions implicites de l'enquête judiciaire française menée entre 2000 et 2007 par le juge français Jean-Louis Bruguière, une enquête qui avait alors, déjà, provoqué une crise grave entre Paris et son régime. Kigali avait alors répliqué par un rapport ("Mucyo") mettant vivement en cause la responsabilité directe et volontaire de la France et de ses dirigeants dans le génocide, parmi lesquels François Mitterrand, Alain Juppé et Hubert Védrine et une douzaine d'autres responsables politiques. Le juge Bruguière quittant ses fonctions, l'instruction avait changé de mains, tandis que la France, sous l'influence de Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner (alors son ministre des Affaires étrangères, proche de Kagamé) adoptait une attitude conciliante et presque repentante à l'égard de Kigali. Dénoncée comme bâclée, l'enquête de Bruguière semblait d'autant plus affaiblie qu'un important témoin à charge avait fait défection. Depuis lors, le juge Marc Trevidic, son successeur, poursuit l'instruction dans une relative discrétion. On sait que les expertises qu'il a fait ordonner vont, à l'inverse des thèses de Bruguière, dans le sens d'un tirs des deux missiles ayant abattu l'avion présidentiel depuis une zone tenue par les FAR (forces gouvernementales hutues), incriminant donc, a priori, des activistes de cette mouvance. Fondées en particulier sur des analyses acoustiques, l'expertise – un peu vite qualifiée d'"irréfutable" par les convaincus d'un complot des FAR, voire même d'agents français - est pourtant également sujette à controverse et ne permet pas d'identifier formellement les tireurs du missile fatal.
Malgré des pressions de Kigali pour que ses dirigeants bénéficient d'un non-lieu avant la commémoration du génocide, le juge Trévidic a refusé fin 2013 de clôturer le dossier. Il a reçu un peu auparavant, révèle le journaliste français Pierre Péan dans
Marianne, la visite d'un autre témoin important, Jean-Marie Micombero, apportant une version radicalement différente. Ex-officier supérieur du FPR et présent sur place lors de l'attentat, Micombero en aurait décrit les préparatifs par les siens de façon assez détaillée pour intéresser vivement le magistrat. Ce dernier, logiquement, aurait également aimé entendre la version des ex-compagnons de Paul Kagamé devenus, depuis leur exil sud-africain, ses accusateurs, mais les autorités judiciaires sud-africaines ne s'y étaient pas prêtées. Il est désormais trop tard pour l'un d'entre eux, étranglé un soir de réveillon. Mais son assassinat et les tensions avec un régime rwandais désormais moins intouchable peuvent conduire Pretoria à plus de coopération. Rappelant jusque dans la violence des accusations celles du rapport « Mucyo » de 2008 (qui répondait à l'enquête du juge Bruguière), l'offensive brutale et diplomatiquement surprenante de Paul Kagamé contre la France pourrait en tout cas – au delà des faits de 1994 connus qui semblaient en voie de dépassement - trouver de ce côté l'une de ses explications : une exaspération, dans un climat de mises en causes multiples, envers une machine judiciaire étrangère décidément peu conciliante et moins pressée qu'espéré de le blanchir. En France même, bien des voix ou médias jugent cette recherche obstinée de vérité sur l'attentat du 6 avril 1994 futile au regard de la suite des événements voire, accusation plus menaçante, porteuse de "négationnisme". Si elle ne change évidemment rien à la réalité et l'horreur du génocide - en partie préparé - ni ne modifie la responsabilité de ses exécutants, l'imputation de cette acte déclencheur à l'un ou l'autre camp, au cœur de vingt ans de controverse, n'en éclaire pas moins sous des jours différents son contexte et les stratégies de chacun. Le doute sur le sujet reste, en tout cas, hautement politique et visiblement sensible. Exploitant la culpabilité internationale et une émotion ô combien fondée, le maître de Kigali a pu, depuis vingt ans, imposer à son profit une lecture univoque de l'histoire ("hollywoodienne" selon l'expression d'un éditorialiste
du quotidien canadien le Devoir ), légitimant ainsi dans les faits un système dictatorial et régionalement prédateur. Un peu trop employé, le scénario donne aujourd'hui quelques signes d'essoufflement, et Paul Kagamé des indices d'isolement.
Complicité ?
07.04.2014AFP"Mensonge", "accusations infondées" : les responsables politiques et militaires français de l'opération Turquoise en 1994 au Rwanda ont vigoureusement défendu lundi l'action de la France, que le président rwandais a accusée d'avoir pris part aux massacres dans ce pays. En l'absence de représentant français aux cérémonies marquant le 20e anniversaire du génocide à Kigali, Paris s'est associé "au peuple rwandais pour honorer la mémoire de toutes les victimes". Pour l'Elysée, "le génocide rwandais a été une des pires atrocités de notre temps", "il a été commis alors que le monde savait et n'a pas pu l'empêcher". Les protagonistes de 1994 ont entamé de leur côté un tir de barrage après les accusations du président Paul Kagame. Pour Edouard Balladur, dire que la France a participé aux massacres est "un mensonge intéressé". "Le gouvernement que je dirigeais a, dès qu'il a été installé, mis fin à toute livraison d'armes au Rwanda et retiré les troupes françaises", a poursuivi celui qui fut de 1993 à 1995 Premier ministre de cohabitation sous François Mitterrand. "Il fallait surtout que la France ne soit pas prise en tenaille dans une guerre civile qui se développait et qu'on ne pouvait pas arrêter", a-t-il fait valoir sur Europe 1. L'opération Turquoise a été lancée le 22 juin 1994, sous mandat de l'ONU, pour protéger les populations du génocide et du conflit entre les forces gouvernementales rwandaises, essentiellement hutues, et la rébellion tutsie de l'époque, le Front patriotique rwandais. Mais les liens que Paris et Kigali entretenaient dans les années précédentes et la coopération militaire entre les deux pays avaient aussitôt attisé les soupçons de partialité en faveur du pouvoir hutu. Loin d'être unanime Une collusion que récuse l'ancien commandant de Turquoise, le général Jean-Claude Lafourcade. "Pendant le génocide, il n'y avait pas un seul soldat français au Rwanda", a-t-il souligné sur RTL, qualifiant d'"injustes et infondées" les accusations du président Kagame. "Nous sommes arrivés deux mois et demi après le début du génocide, donc un peu tard", a-t-il concédé: "Il n'empêche que l'opération Turquoise sous mandat de l'ONU, avec l'accord du monde entier, a permis de protéger des populations, de sauver des vies, une quinzaine de milliers de vies". Elle a selon lui également permis de maintenir à l'intérieur du Rwanda "quatre millions de personnes" qui fuyaient vers le Zaïre voisin devant l'avancée du FPR. Des accusations de participation au génocide que rejette également le colonel Jacques Hogard, qui commandait le détachement de la Légion étrangère. "L'essentiel de notre travail a été d'agir la nuit pour empêcher les massacres, récupérer des familles menacées (...) Nous y avons passé les deux mois de notre présence, et nous avons fait de notre mieux pour sauver des vies humaines", a-t-il souligné sur France Inter. A contre-courant, un ancien officier de l'armée de Terre, Guillaume Ancel, a souligné l'orientation clairement hostile au FPR lors des premiers jours de l'opération. Selon lui, la France a ensuite continué à soutenir le gouvernement génocidaire rwandais et son armée en rendant vers la mi-juillet "à ce qui restait des forces armées rwandaises, les dizaines de milliers d'armes" que les Français avaient confisquées dans la zone humanitaire. A la tête de l'Association France Turquoise qui défend les militaires impliqués, le général Lafourcade se félicite que "le problème du Rwanda pour l'armée française" ne soit "pas un problème de politique intérieure", et que "tous les partis et les grands responsables politiques français défendent l'honneur de nos soldats". Un soutien loin d'être unanime. Europe Ecologie-Les Verts a accusé lundi Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères au moment des faits, d'avoir "sali l'honneur de la France en ne s'élevant pas contre cette politique de complicité avec le gouvernement génocidaire hutu".