Fil d'Ariane
Entre une opinion sahélienne sensible aux discours anti-coloniaux, la communication active des djihadistes et la désinformation orchestrée par des intérêts rivaux - Moscou en tête-, le combat est vif sur les réseaux sociaux.
"Lutter contre le terrorisme", reconnaît la ministre des Armées Florence Parly, "implique (...) de se protéger des guerres d'influence et de désinformation auprès des populations, qui jouent avec les perceptions".
Les observateurs consultés par l'AFP confirment ce champ majeur de conflictualité.
"L'image de (la force antijihadiste) Barkhane est cruciale, plus importante que la vérité", tranche Michael Shurkin, analyste de la Rand Corporation, institut américain de stratégie militaire. Les Français "ont été lents à s'engager dans la guerre informationnelle", constate-t-il. "Faire de la +propagande+ les rend nerveux. Je perçois une préférence pour le silence".
Dernier exemple en date, deux récits s'affrontent depuis le 3 janvier sur une frappe aérienne de Barkhane dans le nord du Mali. L'armée affirme avoir tué des "terroristes", mais dans cette zone où les djihadistes sont fortement implantés, les villageois parlent de mariage et de victimes civiles.
Les journalistes n'ont pas accès à cette zone extrêmement dangereuse. Seule une enquête de la mission des Nations unies (Minusma) pourra donc apporter des réponses.
Une polémique désastreuse. "Que ces allégations soient justes ou pas, ce sera toujours perçu comme une victoire de la propagande djihadiste", estime Colin Clarke, directeur de recherche au think-tank américain Soufan Center.
"La France n'est certainement pas en train de gagner cette guerre de la propagande", assure-t-il, citant un "vieil adage" selon lequel "les insurgés gagnent simplement en ne perdant pas".
En décembre, Facebook a supprimé trois réseaux de "trolls" gérés depuis la Russie et la France, dont l'un avait des liens avec des personnes associées à l'armée française.
Tous étaient accusés de mener des opérations d'interférence en Afrique. Comme souvent lorsqu'elle est pointée du doigt, Paris a d'abord refusé de commenter, avant d'indiquer ne "pas être en mesure d'attribuer d'éventuelles responsabilités".
Mais Moscou, quoiqu'elle s'en défende, est ouvertement accusée par la France de jouer la carte de la déstabilisation en Afrique.
Alexandre Papaemmanuel, spécialiste du renseignement et enseignant à l'Institut d'études politiques (IEP), voit en tout cas dans l'épisode Facebook le signe que Paris a identifié l'enjeu.
Certains militaires se réjouissent selon lui que Paris réponde enfin aux agressions. Pour autant, "est-ce que pour s'endurcir, la démocratie doit s'inspirer de régimes autoritaires (...) ? Le terrain est très glissant", admet-il.
"Le nouvel espace de confrontation après l'air, la terre, la mer, c'est l'individu et ses croyances. Et là, nous avons encore des progrès à faire", admet-il, jugeant indispensable de "poser une doctrine sur cette politique d'action et d'influence".
L'issue du combat est incertaine. Si le Mali a réclamé l'intervention de Paris, les braises anti-françaises restent rouges et faciles à enflammer. Et la multiplication des attaques des djihadistes liés à Al-Qaïda ou au groupe Etat islamique fragilise l'image de Barkhane dont "les résultats ne sont pas perceptibles pour le Malien lambda", constate Denis Tull, de l'Institut allemand pour les relations internationales et la sécurité (SWP).
Ce spécialiste du Mali dénonce "l'arrogance" de la France. "Toute critique malienne est perçue comme de l'ingratitude et suscite de l'irritation", relève-t-il, estimant que Paris "est en train de perdre, un peu partout en Afrique francophone, la bataille de l'opinion publique".
Les 15 et 16 février, un sommet réunira à N'Djamena la France et ses partenaires du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad). Ils devraient renouveler leur confiance à Barkhane, dont Paris aimerait réduire l'empreinte sur le terrain.
(Re)voir: G5 Sahel : "Le retrait de la France est une illusion, qui va prendre le relais ?"
Mais il lui faudra reconquérir les opinions en s'assurant que "la lutte contre la désinformation ne devienne pas une lutte contre la pensée critique", avertit Julie Owono, directrice de l'ONG Internet sans frontière.
"Quand le venin de l'incertitude et du manque d'informations a pénétré les esprits, ça devient beaucoup plus compliqué. Qui croire ?", admet-elle.
Pour autant, "ça n'apporte rien au débat de jouer le jeu de la désinformation. On n'éteint pas le feu par le feu", assure-t-elle, plaidant pour "des messages positifs, en faveur de la bonne gouvernance, la démocratie, la transparence".