Fil d'Ariane
TV5MONDE : Le repositionnement annoncé de forces spéciales européennes Takuba du Mali vers le Niger peut-il apporter des bénéfices directs sur la situation sécuritaire au Niger ?
Seidik Abba, journaliste et écrivain : Dès le départ, le Niger avait une place importante, puisque la composante aérienne de la force Barkhane est basée à Niamey, le pôle logistique à Abidjan et le quartier général à Ndjamena. L’ensemble des moyens aériens dont les mirages et les drones sont basés au Niger.
Après le sommet de Pau, le Niger est monté en puissance, puisque la coordination entre la France et les autres pays lui était confiée. Un comité de liaison comprenant les forces françaises et celles de la région avait été créé à Niamey. Avec cette évolution, le Niger prend une place plus stratégique. Il était déjà question de repositionner le quartier général de cette nouvelle force européenne et française dans la zone des "trois frontières".
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Les trois bases françaises restantes au Mali à Gao, Menaka et Gossi n'auraient qu'à traverser la frontière. Gao se trouve à environ 600 km de Niamey alors que Bamako est à 1.200 km. Ces forces apporteraient une valeur ajoutée indiscutable aux efforts des autorités nigériennes pour maintenir la paix et la sécurité dans cette zone des "trois frontières". Cela prendrait sans doute la forme d’un renforcement des moyens dont ont bénéficié les forces nigériennes, à savoir le partage de renseignements et la conduite des opérations conjointes. Incontestablement, cela aura des effets positifs sur la sécurité au Niger.
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TV5MONDE : Quels ont été les acquis de Barkhane pour le Niger ?
Seidik Abba : Les acquis de Barkhane pour le Niger peuvent être évalués en matière d'expérience. Par exemple, des militaires nigériens ont conduit des opérations avec un collègue français et il y a eu un transfert d’expérience. Il y a aussi des retombées en matière d’équipement : la France a donné pour 1,2 milliard de francs CFA, soit 1,8 million d’euros, d'équipements de lutte antiterroriste.
Ce sont des retombées de la coopération du Niger avec la France dans la lutte contre le terrorisme. Sans compter la composante aérienne, Niamey étant le pôle aérien de la force Barkhane et Takuba, il y a également des partages de renseignement et même de l’assistance, comme en octobre 2017. Lorqu’un convoi de l’armée nigérienne a été pris dans une embuscade de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), ils ont bénéficié d’une assistance aérienne de Barkhane qui a permis d’extirper de cette situation les forces nigéro-américaines.
TV5MONDE : L’armée nigérienne est-elle vraiment mieux armée face aux terroristes, alors qu'elle a subit de lourds revers et qu’elle a été secouée par un scandale de corruption ?
Seidik Abba : À la différence du Burkina Faso et du Mali, il n’y a pas de base terroriste implantée au Niger, pas d’occupation du territoire nigérien par des groupes djihadistes. Ces groupes qui attaquent le Niger viennent soit du Mali soit du Burkina Faso et y retournent après leur opération. Les forces de défense et sécurité ont permis cet acquis.
Néanmoins,il y a aussi des faiblesses. Lors des attaques à Inates à la fin 2019 puis Chinagodar en janvier 2020, on a vu que les positions avancées de l’armée nigérienne étaient très vulnérables, puisqu’il y a eu beaucoup de pertes en vies humaines.
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Quant au scandale de corruption, il concerne la dimension politique de la gouvernance des forces de défense et de sécurité. Le détournement de fonds du ministère de la Défense a davantage été le fait de civils, notamment ministres, qui avaient passés des commandes. Certes, des noms d'officiers supérieurs et généraux ont été cités, mais ce n’était pas l’institution militaire en tant que tel.
On pourrait évaluer l’impact de ce scandale sur le moral des troupes qui se battent et qui apprennent que l’argent qui leur était destiné a été volé. Mais l’institution militaire, elle, n'a pas été éclaboussée dans cette affaire. Ses répercussions ont été faibles, sans effet sur la capacité opérationnelle et organisationnelle des forces de défense et de sécurité. Cela a eu cependant un impact sur le plan de l’équipement. Il est question de quelques 78 milliards de francs CFA détournés, soit environ 119 millions d’euros.
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TV5MONDE : Peut-on dire que le Niger est l’allié le plus fiable de la France dans le Sahel ?
Seidik Abba : Oui, incontestablement on peut dire que le Niger est l’allié le plus sûr pour la France. Le choix de repositionner la force au Niger plutôt qu’au Burkina faso n'est pas le fruit du hasard.
Le contexte politique l'explique. La France ne peut pas s’appuyer sur le Burkina Faso où il y a eu un coup d’État, ni au Mali avec qui les relations sont difficiles. Le Tchad a lui une position excentrée par rapport à la zone des "trois frontières". Le Niger profite donc de la conjoncture sous-régionale, mais aussi intérieure. En effet, des élections se sont déroulées dans de bonnes conditions. La France a besoin de présenter un allié fréquentable qui dénonce la confiscation du pouvoir malien.
TV5MONDE : L'alliance étroite du président nigérien Bazoum avec la France et le président Macron peut-elle fragiliser Bazoum sur le plan interne ?
Seidik Abba : Sur le plan intérieur, cela peut être mal perçu par une partie de l’opinion. Il y a un contexte sous régional qui est très critique envers la présence militaire française. Les gens estiment qu’elle n’a pas donné de résultats suffisants. Il y a eu la manifestation de Kaya en septembre 2021 et celle de Tera en novembre. Trois jeunes ont été tués lors de la confrontation entre le convoi français et la société civile.
Pour une partie de l’opinion, cette proximité doit être critiquée et le président Bazoum va devoir se justifier sur son choix d’accepter des forces qui se retirent du Mali et viennent au Niger. Il y a un courant important de l’opinion favorable au Mali et à la junte malienne, un courant souverainiste, nationaliste, panafricaniste. Tout cela peut amener le président Bazoum à expliquer à une partie de son opinion publique que la présence française peut avoir une grande utilité pour le pays.
TV5MONDE : Le récent épisode meurtrier lors du passage du convoi militaire français à l’ouest du Niger n’a-t-il pas renforcé une certaine hostilité pré-existante à la présence militaire française ?
Seidik Abba : Oui, c'est exact. Quand il y a eu les drames de Chinagodar et Inates, les gens se sont demandés où était la présence militaire française et ce qu'elle avait fait pour protéger leurs forces. L'épisode du convoi est venu ajouter du ressentiment à la déception envers la présence militaire française.
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Par ailleurs, le président Bazoum a déclaré le 18 décembre avoir exigé de la France une enquête et beaucoup de Nigériens l’attendent sur ce point aujourd’hui. Car trois mois après, il n’y a toujours pas de réponse et cela pose un peu de difficulté. Entre l’allié fidèle et la France, il y a toujours cet épisode qui n’est pas encore clos.
TV5MONDE : Comment prévenir une détérioration des rapports entre les militaires français et la population ?
Seidik Abba : Les autorités nigériennes doivent faire preuve de plus de pédagogie, qu’elles expliquent la valeur ajoutée, la justification de leur choix d’accueillir. Souvent le déficit de pédagogie crée de l’incompréhension.
Par exemple, il y a des manifestations contre la présence d’une base à Dosso, au sud-est du Niger à 150km de Niamey. Les populations ont vu des militaires européens et ont pensé à l’installation d’une base. Comme il n’y a pas eu de communication, il aura fallu ces manifestations pour que le pouvoir explique qu’il s’agissait de coopérants belges venus pour former des forces spéciales nigériennes.
Il faut donc un travail de pédagogie, de transparence, d’explication, pourquoi pas un débat à l’Assemblée, même s’il ne donne pas lieu à un vote. Ce manque de volonté d’informer le peuple amène des incompréhensions. Si le pouvoir informe les partis politiques, s'il reçoit la société civile et s'explique auprès de l'opinion, il n’y aurait pas de problème. Car ce qui intéresse les Nigériens, c’est la sécurité et ce que cette présence apporte sur ce plan.
Si l'on reste dans la posture où les Nigériens apprennent sur des médias étrangers et internationaux que le Niger a accepté cette présence militaire, cela crée des réactions d’incompréhension qui peuvent aboutir à des manifestations.
TV5MONDE : Selon vous, quelle leçon faut-il retenir de l’action de Barkhane au Mali pour mieux réussir depuis le Niger ?
Seidik Abba : Sur le plan de la stratégie opérationnelle, il faut plus de résultats. Les gens n’en ont pas vu. Par exemple, malgré la présence de Barkhane, il y a eu une extension territoriale de la menace au Mali. Elle est passée du nord au centre. En 2013, 20% du territoire était concerné contre 80% aujourd’hui.
Le deuxième point est la nécessaire interopérabilité : il ne faut pas que l’on voit l’armée française opérer d’un côté et les FAMa (Forces armées maliennes) d’un autre. Il faut une interopérabilité plus grande que celle que l’on a vue jusqu’ici au Mali.
Autre aspect, la dimension des relations au Niger dans la zone des trois frontières. Il y a eu une endogénéisation du terrorisme. Beaucoup de jeunes se sont engagés dans les mouvements non pas parce qu’ils sont convaincus religieusement par l’idéologie, mais simplement parce qu’ils n’ont pas de travail.
Si nous voulons éviter au Niger que le pouvoir soit mis à mal à cause de son alliance avec les forces européennes et françaises, il faut que la dimension du développement puisse monter en puissance par rapport à la dimension sécuritaire et militaire.