Sénégal : 20 ans après le naufrage du Joola, les blessures toujours béantes

Le 26 septembre 2002, le Joola, ferry reliant Dakar et la Casamance, sombrait au large du Sénégal. Il emporte avec lui environ 1 900 passagers. 20 ans plus tard, que sait-on du drame ? Où en est l’enquête ? Éléments de réponse.
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joola hommage
Des fleurs en hommage aux passagers du Joola ont été déposées devant une sculpture représentant le continent africain à Dakar, le 26 septembre 2012, pour les 10 ans du naufrage du navire.
(AP Photo/Rebecca Blackwell)
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Son naufrage fut plus meurtrier que celui du Titanic. Le 26 septembre 2002,  plus de 1 928 personnes embarquent officiellement à bord du ferry sénégalais Le Joola à Ziguinchor en Casamance, alors que la capacité du bateau est limitée à 536 passagers. Vers 23h, le ferry se retourne totalement en cinq minutes. Selon le bilan officiel, le naufrage fait 1 863 victimes. Les associations de victimes estiment que plus de 2 000 personnes ont péri dans la catastrophe. Des ressortissants de 12 nationalités ont laissé leur vie dans Le Joola. Cela en fait l’un des plus grands drames maritimes connus. 

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20 ans après le drame, une cérémonie officielle est prévue au port de Ziguinchor en mémoire du naufrage du Joola. Dans cette ville du sud du pays, le navire faisait partie du décor. Il était le cordon reliant la Casamance, enserrée entre la Gambie au nord et la Guinée-Bissau au sud, à Dakar, la capitale. Il était synonyme de désenclavement. Aujourd’hui, les causes du naufrage restent encore floues. Les familles des victimes se battent contre “l’injustice” et “l’oubli.

J'ai perdu mon amie dans ce naufrage et ça a été très dur de survivre.Patrice Auvray, survivant du naufrage du Joola

Que s’est-il passé le 26 septembre 2002 ?

Seules 65 personnes ont survécu au naufrage du Joola. Parmi elles, Patrice Auvray. Il était avec sa compagne Corinne à bord du navire. Dans un entretien à TV5MONDE en septembre 2012, il raconte combien cette expérience a été difficile pour lui. “J'ai perdu mon amie dans ce naufrage et ça a été très dur de survivre, j'ai vu des gens se noyer autour de moi, certains se sont agrippés à moi…”, explique-t-il. 

Le Joola quitte le port de Karabane vers 18h. Aux alentours de 22h, une pluie tropicale très violente s’abat sur le bateau. Lorsque le bateau se retourne vers 23 heures, Patrice Auvray et sa compagne  réussissent à s'extraire de leur cabine et plongent, de crainte d'être emportés au fond de l'eau par le navire. Il fait noir, la houle est dense, en l'espace d'un instant, il perd "Coco". Remonté sur la carcasse du bateau devenu son salut, il aide 21 autres personnes à le rejoindre. Il a d’ailleurs gardé contact avec ces personnes. “Il y a une grosse émotion quand on se retrouve et il y a une grosse pudeur aussi, détaille le survivant du naufrage. Ce qui fait qu'on évite finalement de parler du naufrage lui-même.

Le fait est que je savais que j'allais écrire ce livre et j'ai trouvé l'énergie de le faire dans l'hommage que je voulais rendre aux victimes qui n'ont pas survécu.Patrice Auvray, survivant du naufrage du Joola

Patrice Auvray a utilisé l’écriture comme thérapie. "Ça a été très difficile, comme je ne suis pas un écrivain par ailleurs, il a fallu que ça prenne une certaine forme, qui a été déformée, puis reformée, se remémore-t-il. Le fait est que je savais que j'allais écrire ce livre et j'ai trouvé l'énergie de le faire dans l'hommage que je voulais rendre aux victimes qui n'ont pas survécu.” Son livre, Souviens-toi du Joola, est paru aux éditions Globophile en juillet 2012.

Quelles sont les causes du naufrage ?

En 2003, la justice sénégalaise classe le dossier sans suite. Elle conclut que le commandant de bord, disparu dans le naufrage, est le seul responsable de la catastrophe. Les espoirs de justice se tournent alors vers la France. En effet, 18 ressortissants français font partie des victimes. Cependant, la Cour de cassation valide définitivement le non-lieu dans cette enquête le 17 octobre 2016. Malgré une enquête aboutie et l'existence de charges suffisantes contre sept responsables sénégalais, les juges ont constaté l'existence d'une "immunité de juridiction" qui leur permettait d'échapper à la compétence des tribunaux français.

Dans une enquête vidéo sur les causes du naufrage du Joola, le quotidien français Le Monde explique que depuis 1991, aucune visite de sécurité n’avait été validée pour le Joola, avec des documents du Bureau Veritas, une société européenne d’inspection et de certification à l’appui. La raison ? Les travaux d’entretien demandés n’étaient jamais réalisés. Ces problèmes étaient connus de l’État et de l’armée. Ils ont continué d’exploiter le navire.

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L’enquête vidéo du Monde montre également que le personnel du navire n’était pas suffisamment formé pour que le Joola puisse fonctionner correctement. Par ailleurs, le rapport d’enquête français pointe du doigt le chef d’État-Major de la Marine, Ousseynou Kombo. “Non seulement il n’a pas pourvu à l’armement du Joola avec un équipage qualifié (...), mais en plus il a aggravé sa faiblesse quand, en mars 2001, il a supprimé le poste d’officier énergie”, indique le rapport. L’équipage déficient et le mauvais état du navire, en plus du nombre trop important de passagers et de la négligence de la gestion du navire ont aggravé les risques du naufrage.

Que demandent les familles des victimes ?

Les familles et les proches des victimes ont le sentiment d’avoir été oubliés. Patrice Auvray considère même que les victimes ont été oubliées avant même que le navire ne prenne la mer : “Vu l'évènement, le naufrage, la manière dont il s'est produit alors que tout pouvait le prévenir, explique le survivant. Les responsables du bateau, politiques et militaires pouvaient très bien l'éviter.” Pour lui, “Il faut que le dossier soit rouvert au Sénégal, qu'il y ait des hommages réels, et pas seulement en période de commémoration. Il faut qu'il y ait un aveu du gouvernement sénégalais.

Il y a eu des négligences, des manquements. C’est reconnu.Nadine Verschatse, militante pour la reconnaissance des victimes du Joola

"Il y a eu des négligences, des manquements. C’est reconnu", lâche Nadine Verschatse, qui continue de se battre à travers l'association des familles des victimes françaises du naufrage pour éviter que ce drame "soit banalisé et méprisé". Sa fille Claire, âgée de 20 ans en 2002 est morte emportée par le Joola.

Deux décennies plus tard, les associations de victimes française et sénégalaises poursuivent leur combat contre l'oubli. Elles demandent le renflouement de l'épave, qui repose à une vingtaine de mètres de profondeur, avec de nombreux corps emprisonnés dans ses entrailles. Leur autre combat, c'est l'érection d'un mémorial. A Ziguinchor, capitale de la Casamance d'où venait la plupart des victimes, le monument devait être prêt pour le 20ème anniversaire ce 26 septembre 2022, mais le chantier est loin d'être achevé.