Fil d'Ariane
Depuis les berges du lac Rose plusieurs silhouettes se distinguent. Une cinquantaine de ramasseurs de sel sont en pleine activité à côté de leur barque en bois colorée. Il est 9h30 du matin, Ahmed Kamara est dans l’eau depuis deux heures déjà. Ce Malien de 31 ans est ramasseur de sel depuis onze ans. Avec un long bâton en bois et une pelle rouillée, il casse la croûte de sel qui s’est formée au fond du lac.
La chaleur commence à se faire sentir. Muni d’un chapeau blanc, de gants noirs et de chaussettes montantes, il récupère le sel à l’aide d’un panier en osier qu’il plonge sous l’eau. Une fois plein à ras bord, il le vide dans sa barque. Il répète cette opération jusqu’à récolter une tonne de sel, ce qui équivaut à sept ou huit heures de travail.
Seidou Touré est originaire du Mali, lui aussi. Il est venu au Sénégal pour arriver à nourrir sa femme et son fils. Il a choisi d’être ramasseur de sel pour « gagner sa vie honnêtement et ne pas être un chômeur de plus en ville ». A quelques mètres d’Ahmed Kamara, avec de l’eau jusqu’à la poitrine, il répète les mêmes mouvements d’une façon presque mécanique. Avec la chaleur du soleil, une pellicule blanche s’est formée sur son dos musclé.
Les ramasseurs de sel louent leur barque pour un ou deux ans pour 160.000 CFA (250 euros). Ils doivent également se procurer leur matériel : une pelle, un bâton en bois et un panier. Avec la corrosion du sel ces outils s’abîment vite et doivent être changés. Des frais à la charge des travailleurs.
Le Lac Rose, aussi appelé Lac Retba par le peuple peul, tient sa couleur rose d’une algue. La couleur devient vive quand il fait chaud et quand le vent souffle et remue le fond de l’eau. Près de 24.000 tonnes de sel sont récoltées chaque année sur ce lac de quatre kilomètres de long et 800 mètres de large.
« Je suis un peu fatigué », s’exclame Ahmed Kamara en forçant sur son bâton plongé dans l’eau. Les ramasseurs de sel arrivent tôt le matin, ils sont en majorité Maliens et Guinéens. Avant de rentrer dans l’eau, ils s’enduisent le corps de beurre de karité pour éviter que le sel ne ronge leurs plaies de la veille. Ahmed Kamara montre ses égratignures qui cicatrisent difficilement sous ses chaussettes de sport jaunes. En effet la concentration en sel du lac est de 380 grammes de sel par litre d’eau, une des plus importantes au monde.
Une fois que leurs barques sont pleines, les ramasseurs de sel les ramènent sur la berge et passent la main aux femmes. Elles se fabriquent un petit coussin sur la tête avec un turban de couleur. Leur rôle est de vider la barque. Elles font des allers retours avec une bassine de 25 kilogrammes de sel sur la tête. A une dizaine de mètres du bord de l’eau, elles construisent des tas de sel encore gris. En séchant, il devient blanc.
Les ramasseurs de sel sont payés en fonction de la qualité de sel qu’ils récoltent, il est donc difficile de connaître leurs revenus. Les clients fixent les prix et achètent le sel à des intermédiaires au bord du lac. Ces intermédiaires mettent du sel dans des sacs de 25 kilogrammes. Le prix du sel n’est pas le même d’un pays à l’autre. Sur les marchés du village, un kilogramme de sel est vendu 100 CFA (0,15 euros) alors qu’au Mali 25 kilogrammes sont vendus 4000 CFA (près de sept euros). Mais la majorité de cette ressource naturelle est exportée vers le Mali, la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso. Ces clients achètent en ce moment une tonne de sel pour 1000 CFA (1,50 euros).
Les mois de juin et juillet sont les moments de grosse activité sur le lac. Près de 1000 ramasseurs de sel viennent travailler quotidiennement. Les prix baissent avec l’augmentation de la production et les clients étrangers viennent en masse pour acheter de la fleur de sel, du sel moyen et du gros sel.
L’économie autour de cet or blanc est organisée par une commission créée par les cinq villages qui se partagent le lac. Tous les matins, les ramasseurs de sel s’inscrivent sur le registre du comité de gestion du Lac Rose. « Le comité prend en charge les soins quand les travailleurs nous informent qu’ils sont malades », explique Khona Fall, membre du comité depuis vingt ans. Il est installé dans un petit bâtiment en bord du lac. Il reste au frais dans son bureau sombre.
La protection de ces travailleurs est néanmoins précaire. Le seul moyen de rémunération est la récolte de sel et malgré la pénibilité de leur métier, les forçats du sel n’ont ni aide, ni couverture santé prise en charge. De plus, pour travailler dans les eaux du Lac Rose, il n’y a pas de limite d’âge. La majorité des ramasseurs de sel ont une trentaine d’années mais certains d’entre eux ont jusqu’à soixante ans. Pour les femmes qui déchargent des barques, c’est le même problème.
En cette période, le lac est divisé en deux. C’est le comité qui régule son exploitation. La partie en jachère est réservée pour la haute saison. « Avant d’ouvrir la seconde partie on va chercher un échantillon de sel pour savoir s’il est prêt. Si le sel est dur, on peut le ramasser« , ajoute Khona Fall. En plus de travailler pour le comité, il est intermédiaire et vend du sel à des clients ivoiriens. Un sel utilisé essentiellement pour la cuisine et la conservation du poisson.
>> Cet article est publié en partenariat avec l'école de journalisme du Celsa - Paris Sorbonne et son projet "Carnets du Sénégal".