Sénégal : de la difficulté de faire la lumière sur les victimes lors des manifestations

Les manifestations contre le report du scrutin présidentiel au Sénégal, réprimées par les forces de sécurité, ont été endeuillées par le décès de trois jeunes Sénégalais. Mais les autorités ne donnent pas de précisions. Une situation qui rappelle les troubles meurtriers de mars 2021 et de juin 2023.

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Manifestations à Dakar, le 9 février 2024

Manifestations à Dakar, le 9 février 2024.

© AP Photo/Stefan Kleinowitz
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Vendredi 9 février 2024, les Sénégalais descendent dans la rue. Ils protestent contre l'annonce faite par le président Macky Sall du report de la date de l'élection présidentielle. Au cours des manifestations dans plusieurs villes du pays, des heurts ont eu lieu avec les forces de police. Trois jeunes Sénégalais ont perdu la vie.

Lycéen de 16 ans, Landing Camara, dit Diedhiou, s’est éteint le 10 février au soir des suites de ses blessures à l'hôpital régional de Ziguinchor. 

Avant lui, il y a eu la mort à Saint-Louis d'Alpha Yoro Tounkara, 22 ans, étudiant en deuxième année de licence de géographie. Des centaines d'étudiants de l'université Gaston Berger où il étudiait, ont veillé dans la nuit de vendredi à samedi, priant pour lui.

À Colobane, un quartier animé de Dakar, un marchand ambulant Modou Gueye, 23 ans a été tué selon son frère, Dame Gueye. Ce dernier raconte à l'AFP : "il y a eu des tirs de grenades lacrymogènes, et ensuite on est allés à la gare du TER de Colobane pour rentrer. C'est là-bas qu'un gendarme lui a tiré une balle réelle au ventre. C'est moi qui lui ai tenu son sac quand il est tombé", dit-il. Mbagnick Ndiaye, son beau-frère, précise à l’AFP qu’"il a subi deux opérations dans la nuit et malheureusement, il a succombé à ses blessures le matin" du samedi 10.

Si les noms de ces trois victimes sont connus, on ne connait toujours pas le nombre exact de blessés, ni celui des personnes qui ont été arrêtées. Les organes officiels du gouvernement que nous avons sollicités n’ont pas répondu.

La coalition d’opposition qui soutient Bassirou Diomaye Faye, le candidat choisi par Ousmane Sonko, affirme que "266 personnes ont été arrêtées" en l'espace de 48 heures.

Mais les autorités donnent peu ou pas d'informations ce qui n'est pas sans rappeler la situation lors des troubles en juin 2023 et en mars 2021.

En juin 2023, les partisans d'Ousmane Sonko descendent dans la rue pour protester contre la condamnation de l'opposant du président Macky Sall. Entre le 1er et le 4, des manifestations ont lieu, réprimées par les forces de police, qui ont fait plusieurs victimes et blessés. 

Le gouvernement donne un bilan de 16 morts mais l'ONG Amnesty International en décompte 23 puis 26, certains ayant succombé à leurs blessures. Les Nations unies se disent "préoccupées".

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Compter les victimes

C’est à cette occasion que se crée un collectif de journalistes indépendants qui se donne pour mission de contrôler les disparitions et les victimes civiles. Moussa Ngom, un journaliste pigiste d’une trentaine d’années, met en place CartograFreeSenegal, un outil collaboratif de collecte des données sur les victimes des manifestations. Il est aussi le fondateur de la Maison des reporters. 

À l’époque, Moussa Ngom, comme il l'explique à Afrique XXI, lance un appel sur les réseaux sociaux afin de rencontrer les familles et de recenser les cas de décès. Au vu du nombre de victimes, il se rend vite compte qu’il ne pourra pas y arriver seul. Il sollicite d’autres confrères afin d’essayer d’établir un bilan. 

Désormais, ils sont une quarantaine de journalistes, cartographes et scientifiques des données qui se proposent d’élaborer un bilan vérifié sur la base de preuves diverses et solides.

Pour les heurts actuels, lors des manifestations contre le report de la présidentielle, l’équipe de CartograFreeSenegal procède de même. Elle nous confie avoir constaté "que l’État rechigne à mettre à jour et donner l’identité des personnes décédées lors des manifestations. C’est en quelque sorte un enjeu de communication pour les autorités qui entretiennent ainsi le flou, principalement pour la presse internationale qui hésite à reprendre les chiffres énoncés par d’autres entités."

Ouverture d'enquêtes

S’il est difficile de répertorier le nombre de victimes, qu’en est-il des enquêtes de police ? 

CartoGrafreeSenegal et Amnesty International soulignent qu’aucune enquête annoncée depuis mars 2021 n’a avancé jusqu’ici. En mars 2021, 

En mars 2021, les troubles – déjà autour de l’opposant Ousmane Sonko – avaient fait au moins 12 morts. Depuis, comme le dénonçait à l’AFP en juin 2023 Alioune Sall, député des Sénégalais de la diaspora et coordonnateur en France du Pastef (le parti d'Ousmane Sonko), "aucune enquête n’a été diligentée [au Sénégal]" et il n’y a eu aucune poursuite pénale.
 
Les proches des victimes des émeutes de mars 2021 tentent pourtant de se mobiliser. La famille de Cheikh Wade, tué par balles, a porté plainte en mai 2021. Mais deux ans après les faits, ils n’ont toujours aucune nouvelle.

Un fait que déplore aussi Amnesty International. L'ONG avait réclamé une enquête sur la répression meurtrière pendant les manifestations de juin 2023. 

Pour sa part, l’avocat d’Ousmane Sonko en France, Maître Juan Branco, a déposé plainte auprès de la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye contre le président sénégalais Macky Sall pour "crimes contre l'humanité" pour "la période allant de mars 2021 à juin 2023".

Amnesty International Sénégal suit ces dossiers de près et a, en mars 2023, avec les familles des victimes, saisi la Cour de justice de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao). 

Une seule enquête a été ouverte concernant les évènements de février 2024. Le procureur de Saint-Louis a ouvert une enquête sur la mort d’Alpha Yoro Tounkara, l’étudiant de 22 ans en deuxième année de licence de géographie de l’université Gaston Berger.

Une délégation de la Cédéao était attendue ce 12 février à Dakar où elle devait rencontrer des acteurs politiques et de la société civile. 

Pendant ce temps, la mobilisation contre le report de la présidentielle continue au Sénégal. Les huit universités publiques observent une grève très suivie par les enseignants. "Tout est à l'arrêt" déclare à l'AFP le secrétaire général du Syndicat autonome des enseignants du supérieur qui a appelé à faire grève le 12 et 13 février. 

Le collectif Aar Sunu Election ("Protégeons notre élection"), qui revendique une quarantaine de groupes citoyens et religieux et d'organisations professionnelles, appelle à une marche le 13 février après-midi à Dakar. Les autorités ayant interdit cette marche au motif d'un risque de perturbation grave de la circulation, les organisateurs sont contraints de repousser leur projet : "Nous allons reporter la marche car nous voulons rester dans la légalité. La marche a été interdite. C'est un problème d'itinéraire. Donc nous allons changer cela", a dit Malick Diop, un coordinateur du collectif.

De son côté, le Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme s'est dit mardi 13 février "profondément préoccupé" par la crise au Sénégal, dénonçant un "recours inutile et disproportionné à la force contre les manifestants et des restrictions de l'espace civique".

"Au moins trois jeunes hommes ont été tués pendant les manifestations et au moins 266 personnes auraient été arrêtées dans tout le pays, y compris des journalistes", a déclaré une porte-parole, Liz Throssell, lors d'un point de presse à Genève. Des enquêtes "doivent être menées rapidement, de manière approfondie et indépendante, et les responsables doivent être amenés à rendre des comptes", a-t-elle ajouté.