Fil d'Ariane
Entretien. Le feuilleton judiciaire concernant le sort d'Ousmane Sonko connait un nouveau rebondissement. Un juge a ordonné la réintégration sur les listes du leader de l'opposition. Cette décision relance la possibilité la candidature de l'opposant à la présidentielle de février 2024. Les avocats de l'État contestent ce jugement. L'expert sénégalais des droits humains Alioune Tine prône lui la voie du dialogue pour aboutir à un consensus politique préélectoral.
Le tribunal de Dakar a ordonné la réinscription d'Ousmane Sonko sur les listes électorales, 14 décembre 2023.
TV5MONDE : Un juge a cassé un jugement de la Cour suprême datant de la mi novembre et décidé de faire réinscrire Ousmane Sonko sur les listes électorales. Est-ce que vous avez été surpris par ce nouveau rebondissement judiciaire ?
Alioune Tine, expert sénégalais des droits humains (mandaté par l'ONU sur le Mali) : Je ne suis pas surpris par la confirmation de la décision qui avait été prise par le juge de Ziguinchor. Parce que les juges du tribunal (de grande instance) hors classe de Dakar, ce sont ses collègues. Ils sont de la même génération, ils partagent aussi les mêmes références. De même, je n'avais pas non plus été surpris de la cassation par la Cour suprême. Il s’agit de deux instances assez différentes. Au sein de la justice comme dans la société, il y a des doutes, des interrogations, des résistances sur les questions d’État de droit et des droits humains.
Le Sénégal est comme un roseau, il plie mais ne rompt pas, m’avait dit un jour un préfet ivoirien. Ailleurs, il y aurait eu une cassure. Cela veut dire que la démocratie est toujours vivante au Sénégal, que l’État de droit est encore debout et que la justice fonctionne avec des hauts et des bas.
Alioune Tine, expert indépendant sur les droits humains
TV5MONDE : Le doute plane encore avec la possibilité que la partie adverse fasse appel de cette décision ?
Alioune Tine : Aujourd'hui, il y a une fenêtre d’opportunité pour consolider l'État de droit et aller vers une élection crédible. Il est important qu'on ait une élection inclusive avec la participation de Ousmane Sonko. Il faut élargir cette fenêtre d’opportunité, surtout pas la fermer. Je souhaiterais vraiment qu'on arrête ce feuilleton long et fastidieux qui ne crée que des problèmes. Comme il s’agit d’un problème politique, on peut envisager un règlement politique par le dialogue (dans un communiqué publié le 14 décembre au soir, les avocats de l'Etat annoncent leur intention de se pourvoir en cassation devant la Cour suprême, ndlr).
Cela pourrait permettre un consensus pour une élection transparente, apaisée et inclusive.
Je voudrais formuler un vœu pour demander à l'État, aux partis politiques, aux instances chargées de l’organisation de l'élection. On a une extraordinaire opportunité du fait que le président Macky Sall ne se présente pas, mais aussi du fait de la possibilité que Ousmane Sonko puisse se présenter. Face aux inquiétudes et au manque de confiance d’une démocratie fragile, un bon dialogue politique peut nous permettre de soigner les plaies.
Alioune Tine, expert indépendant sur les droits humains
TV5MONDE : Est-ce qu'il y a une polarisation excessive entre les pros et anti-Sonko dans l'ensemble de la vie politique au Sénégal ?
Alioune Tine : La polarisation s'exprime aujourd'hui sur la question de l'éligibilité d'Ousamne Sonko et sur les formes de résistance d'Ousmane Sonko, qui nous divisent. L'État de droit fonctionne. La justice fonctionne et c'est une très bonne chose.
Au final, il n’y a pas que les questions judiciaires qui se posent, il y a des questions politiques qui doivent être réglées par la voie du dialogue. Devant tant d'incertitudes aujourd'hui, il est bon que les différents acteurs discutent et trouvent un consensus pour qu'on aille vers des élections qui puissent garantir la stabilité, la paix, la sécurité et la continuité de l'État.
TV5MONDE : Alors Ousmane Sonko est toujours en détention, celui qui a été désigné comme son potentiel successeur Bassirou Diomaye Faye aussi est en détention. Cela ne donne-t-il pas l'impression que le Pastef est confrontée à une forme d'acharnement judiciaire ?
Alioune Tine : Il est évident que la perception d’un acharnement judiciaire contre le Pastef est présente, d’autant plus que le parti est dissous, chose inédite dans la période où l’on se trouve. Nous sommes à un tournant au Sénégal. C’était le cas aussi dans les années 2000. Nous avions à l'époque bien négocié ce tournant (lors de l’élection d’Abdoulaye Wade sur le président sortant Abdou Diouf, NDLR). La situation était tendue, avec de la violence, mais il y avait du dialogue. Cela avait permis de franchir cette étape avec succès. Les tensions d'aujourd'hui sont normales, dans une situation de départ du pouvoir ou d’alternance c'est très compliqué notamment en Afrique.
Alioune Tine, expert indépendant sur les droits humains.
Plus les États sont faibles, plus les structures de pouvoir sont autoritaires. Lâcher le pouvoir est une grande épreuve pour nos États. Cela demande à la fois d'avoir un arbitrage de l'État, des institutions et en même temps par le dialogue, par la discussion pour régler les contentieux politiques. Notre problème est de restaurer la confiance envers les institutions de la République, c'est essentiel pour aller vers des élections.
TV5MONDE : Si Sonko se présente, qui serait en mesure de lui faire barrage ?
Alioune Tine : Il y a de nouveaux candidats à cette présidentielle et de bonnes propositions. Mais on n'a pas créé les conditions pour qu'on entende tout le monde. Il n’y a que la polarisation autour de Ousmane Sonko et de Macky Sall, le président sortant.
Ce débat n'a même pas de sens parce que Macky Sall s’en va. Il faut à présent qu'il y ait une confrontation des idées, des programmes afin que les Sénégalais choisissent leur président en connaissance de cause.
Avoir une jeunesse avec un tel niveau de désespérance, prête à immigrer ou périr, c'est le plus grand échec de l’ensemble de notre société.
Alioune Tine, expert indépendant sur les droits humains.
Pour cela, il faut mettre définitivement un terme à ce feuilleton, et ouvrir une nouvelle fenêtre d'opportunité pour les débats politiques. Car il s’agit d’une situation exceptionnelle pour le Sénégal : organiser une élection à laquelle le président sortant n'est pas candidat pour la première fois (depuis la fin de la présidence de Léopold Sédar Senghor en 1980, NDLR).
Il faut donc tout faire pour consolider les acquis démocratiques, l'État de droit et également le vivre ensemble. C’est d’autant plus important que le lien social sur le plan national s'est délité avec l'État, cela a créé beaucoup de problèmes dans la sous-région. Saisissons cette opportunité pour discuter de nos défis.
TV5MONDE : Alors justement, quels sont selon vous les enjeux primordiaux et les thèmes incontournables de cette présidentielle ?
Alioune Tine : La gestion personnelle du pouvoir est le principal problème dont nous souffrons, c'est à dire l'hyper présidentialisme. Il faut discuter également de l’équilibre des institutions. Un autre défi important est celui de l'éradication de la corruption. Il faut lutter contre la pauvreté avec les moyens dont nous disposons.
Ces problèmes sont des cancers pour les institutions et pour les États africains. Tous ces problèmes s’inscrivent dans un contexte de basculement géopolitique. De plus, les technologies de l'information posent de plus en plus de défis pour les démocraties africaines et à travers le monde. Toutes ces questions-là se traitent par la réflexion, par un grand débat politique. Or au Sénégal, nous traitons tout le temps de l’accessoire dans l’actualité.
TV5MONDE : Quels sont les besoins de la jeunesse au Sénégal, alors qu'une partie de cette jeunesse sénégalaise est contrainte à l’exil ?
Alioune Tine : La jeunesse a besoin de travail. Elle a besoin d'être formée. Ce n'est pas en fermant les universités qu'on va contribuer à la formation de la jeunesse, mais il faut également qu'on adapte de plus en plus la formation par rapport aux besoins du pays. La jeunesse aujourd'hui doit être la préoccupation centrale des États des gouvernements africains.
Avoir une jeunesse avec un tel niveau de désespérance, prête à immigrer ou périr, c'est le plus grand échec de l’ensemble de notre société. En réalité, pour que la jeunesse puisse se former, être intégrée dans le tissu social national, gagner sa vie, il faut réfléchir à transformer nos économies pour leur permettre de travailler.