Sénégal : « La dissolution du Pastef, un coup de massue à la démocratie sénégalaise »

Ce lundi 31 juillet, le gouvernement sénégalais a annoncé la dissolution du Pastef, le parti d’Ousmane Sonko, le rival le plus sérieux du parti au pouvoir en vue de la présidentielle de 2024. Une annonce faite peu après l’inculpation et le placement en détention du leader du Pastef, notamment pour « appels à l’insurrection et complot ». Est-ce une première au Sénégal ? Ousmane Sonko peut-il toujours être candidat à la présidentielle de 2024 ? Elimane Haby Kane, président de l'ONG LEGS-Africa, Leadership, éthique, gouvernance et stratégies, répond à nos questions.

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Manifestations en juin 2023

Des policiers en tenue anti-émeute montent la garde lors d'affrontements avec des manifestants à Dakar, au Sénégal, le samedi 3 juin 2023.

© Photo AP/Leo Correa
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Le bras de fer qui dure depuis des mois entre le chef de l’État sénégalais, Macky Sall, et son principal opposant, Ousmane Sonko, leader du Pastef, les Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité, a pris une tournure inédite cette semaine. Par la voix de son ministre de l’Intérieur, Antoine Félix Diome, le pouvoir en place a annoncé ce lundi la dissolution par décret du Pastef, pour appels « fréquents » à des « mouvements insurrectionnels. »

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Une décision annoncée moins de deux heures après l’inculpation et l’incarcération d’Ousmane Sonko, qui est notamment poursuivi pour « appels à l’insurrection et complot » contre l’Etat. Dans la foulée, des manifestations ont eu lieu dans la journée, à Dakar et Ziguinchor, avec à la clé deux morts et de nombreux blessés.

 

Et l’interdiction par le gouvernement de la circulation des motos dans la région de Dakar, comme la suspension temporaire d’accès à internet sur les réseaux mobiles, n’ont pas empêché les manifestants, souvent jeunes, de descendre dans les rues. La plupart d’entre eux dénoncent un complot contre le leader du Pastef.

Déjà condamné en mai dernier, puis en juin, Ousmane Sonko a été arrêté la semaine dernière suite à une altercation avec un gendarme. Et ce lundi, il a donc été présenté à un juge d’instruction qui a décidé de son inculpation et de son incarcération. Il est poursuivi pour huit chefs d’accusation (complot contre l’autorité de l’Etat, association de malfaiteurs, appel à l’insurrection...).

 

TV5MONDE : Le ministre de l’Intérieur sénégalais a annoncé ce lundi par voie de communiqué la dissolution du Pastef, pour appel « fréquents » à des « mouvements insurrectionnels ». Des menaces qui selon le ministre, constituent « un manquement permanent et sérieux aux obligations des partis politiques. » Que vous inspire cette décision ? Y-a-t-il des précédents dans l’histoire sénégalaise ?

Elimane Haby Kane : Il faut d’abord dire que cette décision de dissoudre un parti politique au Sénégal en 2023, c’est pour moi une décision anachronique. Elle nous ramène plus de cinquante ans en arrière, dans l’histoire démocratique du pays. 

On aurait pu trouver des moyens de régler des contentieux politiques sans pour autant donner un coup de massue aussi grave à la démocratie sénégalaise. Nous avons choisi la démocratie libérale, avec les partis politiques comme moyen d’accéder au pouvoir. Éliminer des partis qui sont dans cette course pour le pouvoir, c’est un acte antidémocratique.

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Maintenant, on peut discuter des raisons d’une telle décision. Parce que dans une démocratie, il est important de maintenir l’état de droit, mais aussi la stabilité d’un pays. Et tous les acteurs doivent être des promoteurs de cette démocratie dans leur attitude.

Et effectivement, il y a parfois des partis politiques ou des dirigeants de partis qui prêtent le flanc à certaines dérives, avec des abus dans la façon de s’opposer. Tout comme il y a des abus dans la façon de gérer l’appareil d’Etat, comme c’est le cas aujourd’hui au Sénégal. De part et d’autre, les responsabilités sont partagées.

Mais ceci étant dit, cette affaire n’est pas une première au Sénégal. On se rappelle déjà en 1961, il y a eu la dissolution du Parti africain des indépendances(PAI), qui était à l’époque le principal parti pour les véritables combattants pour l’indépendance du Sénégal.

Après des élections qui avaient été émaillées de violences, avec morts d’hommes et utilisation d’armes à feu, la décision a été prise par l’ancien président du conseil Mamdou Dia ; justement c’est le 31 juillet 1961 que Majhemout Diop [membre fondateur du PAI, NDLR] a été arrêté et le 1er août, le parti a été dissous. 

Il y a eu aussi Cheikh Anta Diop. Les deux premiers partis qu’il avait créés, le Bloc des masses sénégalaises d’abord a été dissous en 1963, et le Front national sénégalais en 1964. À l'époque, le président Léopold Sédar Senghor ne voulait pas vraiment du multipartisme. Ce n’est donc pas la première fois que des ambitions politiques à travers des entités politiques sont entravées.   

TV5MONDE : Ce lundi 31 juillet 2023, Ousmane Sonko a été inculpé et placé en détention notamment pour « appels à l’insurrection et complot » contre l’État. Il avait déjà été interpellé vendredi dernier suite à un différend avec un gendarme. Est-ce qu’il y a aujourd’hui un acharnement judiciaire contre Ousmane Sonko ?

Elimane Haby Kane : On peut en effet parler d’acharnement, dans la mesure où il y a quand même eu une focalisation de l’appareil judiciaire sur ce que je pourrais appeler les cas Ousmane Sonko.

Alors qu’il y a en même temps beaucoup d’autres faits judiciaires qui sont autrement plus importants pour les Sénégalais, comme par exemple les détournements de deniers publics. On se rappelle du scandale de la covid-19 qui est resté impuni à ce jour. 

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À un moment, sur certains dossiers très importants, l’appareil judiciaire est à la traîne. Alors que sur les dossiers d’Ousmane Sonko, il y a une accélération des procédures. Et tout se fait dans une certaine célérité, qui peut effectivement nous permettre d’entériner cette thèse de l’acharnement judiciaire.

Mais il faut également préciser qu’Ousmane Sonko a alimenté cela, parce qu’il a prêté le flanc à tout ça par la stratégie de défense qu’il a adoptée depuis le début. Sur tous les dossiers judiciaires, il a eu une stratégie politique, une réponse politique. Il a voulu politiser sa défense, au lieu d’utiliser ses conseils juridiques pour pouvoir se laver des accusations qui ont été portées sur lui.

TV5MONDE : En mai, puis en juin de cette année, Ousmane Sonko a été condamné à deux reprises. Sa condamnation du 1er juin à deux ans de prison ferme dans une affaire de moeurs, pourrait le rendre inéligible selon ses avocats et des juristes. Peut-il toujours être candidat à la présidentielle de 2024 ?

Elimane Haby Kane : C’est une grande question que seuls les juristes pourraient peut-être trancher, parce que le droit est complexe chez nous. Il y a tellement de revirements que nous avons connus sur la base d’une interprétation différente des textes de loi. 

Mais ce qui est évident c’est que rien n’est encore définitif par rapport à Ousmane Sonko. Même s’il y a eu des jugements, je pense qu’il a des possibilités d’appel ou de cassation. Rien n’est encore définitif en ce qui concerne son éligibilité, et tout dépendra de l’évolution des choses dans les jours à venir. 

TV5MONDE : Des manifestations ont eu lieu après la décision du ministre de l’Intérieur, avec deux morts et de nombreux blessés. Ce climat insurrectionnel peut-il durer et surtout s’aggraver ?

Elimane Haby Kane : Si la question d’Ousmane Sonko n’est pas définitivement gérée, alors on risque d’être dans une guérilla permanente. Car on est en présence de formes de protestations avec des rapports asymétriques.

Ce ne sont pas des mobilisations de masse, des populations qui descendent spontanément dans la rue pour soutenir Ousmane Sonko, ou pour crier contre l’injustice.Ce sont plutôt des groupes de militants qui sortent de façon sporadique, pour créer une situation de tension dans des zones bien ciblées dans le pays. Et ça c’est possible à tout moment.

Manifestations

Des manifestants lancent des pierres sur la police, lors d'une manifestation à Dakar, au Sénégal, le samedi 3 juin 2023.

© Photo AP/Leo Correa

Ce qui veut dire que nous ne sommes pas encore sortis d’une situation d’instabilité. Tant que Ousmane Sonko est dans des lieux de détention, et que cette dissolution est maintenue, il y aura toujours des possibilités de troubles un peu partout dans le pays.