Sénégal : "Le pouvoir présidentiel est devenu la principale source d’instabilité"

Le Sénégal traverse une crise politique née de la décision du président Macky Sall d'abroger le décret appelant les électeurs à voter pour la présidentielle du 25 février. Ce report du scrutin met à l'épreuve les institutions d'un pays qui n'a jamais connu de coup d’État. L'image d'un "modèle démocratique sénégalais" s'efface, selon Étienne Smith, maître de conférences à Science Po Bordeaux. Entretien.

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discours de Macky Sall du 3 février 2024

Le président Macky Sall annonce l'abrogation du décret appelant les électeurs à voter le 25 février pour l'élection présidentielle, 3 février 2024, Dakar. 

RTS / AFP
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TV5MONDE : En quoi le report de la présidentielle du 25 février constitue une rupture, ou non, dans la trajectoire démocratique du Sénégal ?

Étienne Smith, maître de conférences à Science Po Bordeaux, spécialiste du Sénégal : C’est sans précédent dans l’histoire politique du Sénégal. En décembre 1967 a eu lieu un report technique de deux mois, qui ne peut pas se comparer avec la situation actuelle. C’est donc une rupture majeure, cataclysmique. Le niveau de sidération de l’ensemble des institutions, des corps intermédiaires et de l’opinion publique en témoigne.

L’histoire jugera sévèrement le contraste entre la gravité de la mesure, et la légèreté de ses motifs, allégués ou insinués. Interrompre un processus électoral, c’est s’en prendre à une sacralité démocratique patiemment construite au Sénégal depuis 1992 avec la réforme du code électoral, et entraîner ainsi le pays dans un bond en arrière de plus de 30 ans.

Le prolongement d’un an du mandat présidentiel [puisque le scrutin est reporté au 15 décembre 2024, NDLR] est lui aussi sans précédent. S’il est mené à terme, il constituerait par contre un précédent extrêmement grave.

Le Sénégal, une "démocratie de palabres" face à la crise 

Souvent vanté pour sa stabilité et l'absence de coups d'Etat, le Sénégal n'en a pas moins connu plusieurs crises qu'il a su surmonter. L'analyste politique Aliou Ndiaye observe que "lors des crises graves, les hommes politiques sénégalais, les religieux, ont créé les conditions d'un dialogue qui a permis de régler la question de manière pacifique. Le Sénégal est une démocratie de palabres", insiste-t-il.

Dans la communauté internationale, certains ont exprimé leurs inquiétudes, notamment que la situation dégénère en violences meurtrières comme en mars 2021 ou encore en juin 2023 contre des partisans de l'opposant Ousmane Sonko.

Aliou Ndiaye souligne que "le mouvement de mobilisation actuel comprend des organisations de la société civile et des partis politiques rompus au mode de revendications pacifiques. Il n'est pas de la même nature que les mouvements de résistance du Pastef, le parti d'Ousmane Sonko [aujourd'hui dissous, NDLR]".

Et l'analyste politique Aliou Ndiaye de conclure : "le plus important, c'est comment le peuple sénégalais dans son ensemble va se comporter pour pouvoir, de manière pacifique, préserver ce qui lui appartient et qu'à l'arrivée la souveraineté du peuple puisse s'exprimer". 

TV5MONDE : Peut-on parler d’alliance entre le parti de Karim Wade et la majorité présidentielle qui ont voté, d'une part, la création d'une commission d'enquête parlementaire sur le Conseil constitutionnel accusé de corruption et, d'autre part, la loi constitutionnelle de report de la présidentielle ? 

Étienne Smith : Oui c’est une alliance objective. Des signaux d’un rapprochement existaient, mais personne ne connaît la teneur de l’accord. Et il ne faut pas exclure les arrières-pensées chez ces nouveaux alliés. Cette alliance est spectaculaire dans ses effets car elle donne une majorité automatique des 3/5ème au camp présidentiel à l’Assemblée, lui permettant toutes sortes de tripatouillages constitutionnels par le vote de lois constitutionnelles.

On peut aussi imaginer qu’elle a été nouée pour ses effets électoraux attendus : un appoint de voix du Parti démocratique sénégalais (PDS) [le parti de Karim Wade, fils de l'ancien président Abdoulaye Wade et opposant dont la candidature à la présidentielle a été invalidée par le Conseil constitutionnel à cause de sa double nationalité française, NDLR] pour la coalition présidentielle au second tour, à la peine dans les sondages.

Elle constitue aussi une réunification potentielle du camp libéral, car tous ces acteurs sont issus du giron du PDS d’Abdoulaye Wade, dont le pouvoir tente de reconstituer l’hégémonie pour contrer la dynamique électorale du reste de l’opposition.

Cette commission d’enquête parlementaire sur le Conseil constitutionnel avait pour principal, sinon seul, objectif de produire l’illusion d’une crise.

TV5MONDE : Comment peut s’arbitrer le conflit entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel ?

Étienne Smith : Encore faudrait-il attester qu’un tel conflit existe réellement. Or il n’a échappé à personne que cette commission d’enquête parlementaire sur le Conseil constitutionnel avait pour principal, sinon seul, objectif de produire l’illusion d’une crise. Un magistrat du Conseil Constitutionnel a déposé une plainte.

Il suffirait qu’un procureur, donc le ministère de la Justice, saisisse un juge d'instruction pour instruire cette plainte pour clore l’épisode de la commission d’enquête qui ne peut pas prospérer parallèlement à une enquête judiciaire. Depuis sa création, plus personne ne parle de cette commission car les enjeux sont déjà ailleurs.

L’avis du Conseil Constitutionnel, qu’on n'a pas entendu depuis le début de la crise, est attendu. Non pas sur cette question de commission d’enquête qui le vise directement, mais sur l’annulation du processus électoral : il a été saisi par des députés de l’opposition pour avis sur la loi constitutionnelle reportant l’élection. Le Conseil a été fragilisé car désavoué par les deux autres pouvoirs, l’exécutif et le législatif, mais il conserve toute sa légitimité constitutionnelle pour donner son avis en toute indépendance.

La fragilisation des institutions vient de l’intérieur, du cœur du système, c’est-à-dire des pratiques de l’exécutif.

TV5MONDE : Cette crise témoigne-t-elle de la fragilité de la démocratie au Sénégal souvent présenté comme un exemple de stabilité dans la région ?

Étienne Smith : Oui, c’est indéniable, même si évidemment il y aurait beaucoup à redire sur le fameux « modèle démocratique » sénégalais. Les institutions ont été fragilisées, et les gardes-fous institutionnels ne fonctionnent manifestement pas face au fonctionnement hyperprésidentialiste du régime, hérité de l’histoire et notamment de la crise de 1962. Des appels à réformer cette hypertrophie présidentielle dangereuse n’ont pas manqué depuis le diagnostic posé par les Assises Nationales en 2009.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la fragilisation des institutions vient de l’intérieur, du cœur du système, c’est-à-dire des pratiques de l’exécutif. Et cela a des effets en cascade, sur le législatif, le judiciaire. C’est un rappel qu’une démocratie ne fonctionne pas sans démocrates. Certains font mine de découvrir cette fragilité, mais les signaux d’alerte sont anciens.

Le constat est alarmant : le pouvoir présidentiel lui-même est devenu la principale source d’instabilité du Sénégal. Or le pays, dans un voisinage géopolitique particulièrement volatil, n’avait pas besoin d’un chaos institutionnel supplémentaire.

Députés d'opposition et gendarmes sénégalais

Des députés d'opposition sont poussés vers la sortie de l'Assemblée nationale sous escorte de gendarmes sénégalais, Dakar, 5 février 2024.

TV5MONDE : Y a-t-il des contre-pouvoirs suffisamment forts pour revenir à une stabilité démocratique ou à un consensus politique ?

Étienne Smith : Les contre-pouvoirs au sein de la sphère politique sont eux aussi fragilisés. On l’a vu pour le Conseil constitutionnel, violemment pris à partie par le PDS.

Les députés de l’opposition, délogés de l’hémicycle par les gendarmes et régulièrement arrêtés lors de manifestations, les élus locaux, ne disposent pas de pouvoirs importants face à la machine présidentielle.

Les contre-pouvoirs hors de la sphère politique existent bel et bien au Sénégal : société civile organisée et bien connectée internationalement, leaders religieux musulmans et catholiques, tissu économique, syndicats, médias. Les canaux de médiation sont officiels et officieux.

Mais le pouvoir est arrivé à un stade de bunkerisation telle que les médiations de ces acteurs n’ont pas porté leur fruit. Si on en est arrivé à cette situation d’interruption du processus électoral, c’est bien le signe que les médiations n’ont pas encore suffi.

TV5MONDE : Les pressions internationales peuvent-elles changer la donne ?

Étienne Smith : En théorie oui. La France notamment, qui détient une part importante de la dette bilatérale sénégalaise, dispose de moyens de pression. Tout comme les États-Unis ou l’Union Européenne ont les leurs.

Le problème est que l’image de tradition démocratique du Sénégal fonctionne certes comme un rappel d’un standard minimal à respecter, mais aussi comme une carapace qui protège ses dirigeants de toute critique véritable.

Le contexte international n’est pas très favorable au camp des démocraties, il faut en convenir. Et le Sénégal a su multiplier ses partenariats, économiques comme diplomatiques. Son image « démocratique » n’est plus son seul atout international. On peut se demander s’il ne fait pas le pari de substituer sa future rente pétro-gazière à sa rente démocratique, comme assurance vie principale du régime.

Mais si les partenaires habituels du Sénégal cèdent sur le cas sénégalais, ils seront rapidement inaudibles dans la région où leur crédit est déjà fortement contesté.

Un autre scénario de sortie de crise possible est que le président sortant démissionne à l’issue de son mandat le 2 avril.

TV5MONDE : Un retour du scrutin du 25 février est-il encore possible ?

Étienne Smith : Un retour du scrutin est toujours possible, sans doute pas à la date du 25 février, mais dans un délai bien plus raisonnable que les dix mois souhaités par le pouvoir. Le Conseil constitutionnel dispose d’une opportunité historique de démontrer son rôle de garant du processus électoral en exigeant sa tenue, d’autant que tout est logistiquement prêt, que le pays était si proche d’un dénouement démocratique.

C’est le moyen le plus sûr de rétablir la solidité et la crédibilité internationale des institutions, plutôt qu’un « dialogue national » aux contours flous et pour lequel les conditions minimales de confiance entre acteurs politiques n’existeront plus suite à ce coup de force inédit.

Un autre scénario de sortie de crise possible est que le président sortant démissionne à l’issue de son mandat le 2 avril. Ainsi le président de l’Assemblée nationale assure l’intérim le temps d’organiser le scrutin les semaines suivantes.

Puisque la communication présidentielle assure que le président Macky Sall n’a aucune envie de faire un jour de plus au pouvoir, c’est l’occasion de joindre les gestes à la parole. La tension retomberait aussitôt.

Sans quoi on se dirige vers une année préélectorale complète source de tensions sur la durée. Ce serait le pire scénario pour les acteurs économiques, et pour la vie quotidienne des Sénégalais particulièrement éprouvées par le coût de la vie.