Un procès radio-télévisé pour Hissène Habré ? C’est ce que souhaitent le Sénégal et le Tchad pour l'ex-président tchadien réfugié depuis 1990 à Dakar, où il devrait être jugé, notamment pour crimes de guerre. Où en est l’affaire ? Le point à Paris avec Sidiki Kaba, ministre de la Justice du Sénégal, invité de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) dans le cadre de l’Association francophone des Commissions nationales des Droits de l’Homme.
Avocat de profession, Sidiki Kaba fut pendant treize ans dirigeant de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l'Homme (FIDH). Il a été nommé ministre de la Justice le 2 septembre 2013. Aujourd’hui, sur son bureau, deux dossiers sensibles : l’affaire des biens mal acquis, impliquant notamment Karim Wade, le fils de l'ancien président sénégalais, et le procès de l'ancien président tchadien Hissène Habré.
Agé de 71 ans, Hissène Habré a dirigé le Tchad de 1982 à 1990. Il a été inculpé de crimes de guerre, crimes contre l'humanité et tortures, commis au cours de ses huit ans au pouvoir avant d'être renversé en 1990 par l'actuel président Idriss Deby Itno, autrefois commandant en chef des forces de Habré pendant la période connue sous le nom de « Septembre Noir ».
L'ex-président Habré a été arrêté le 30 juin à Dakar, puis inculpé le 2 juillet par le tribunal spécial et placé en détention préventive. En décembre 2012, Dakar et l'Union africaine (UA) ont signé un accord pour la création au Sénégal d'un tribunal spécial en vue de le juger. En mai 2013, le Tchad et le Sénégal ont signé un nouvel accord devant permettre aux juges du tribunal spécial chargés de son procès de mener des enquêtes au Tchad.
Quand on parle de la justice au Sénégal aujourd’hui, deux dossiers émergent : le dossier Wade et le dossier Hissène Habré. Mais avant d’évoquer ces dossiers, une chose : avant d’être ministre de la Justice, vous avez été une grande figure de la FIDH. Ce passé ne vous met-il quelquefois dans une position, disons, inconfortable ?
Ce que je tire comme enseignement, c’est que, quel que soit le niveau où l’on se situe, il faut défendre l'engagement qui vous a permis sur le plan professionnel, sur le plan militant, de défendre un certain nombre de valeurs, un certain nombre de causes. Je pense qu’à l’époque, il fallait rencontrer les dirigeants, leur faire passer les messages qui nous paraissaient importants et espérer que quelques-unes de nos recommandations soient exécutées. Aujourd'hui, il est important pour moi de jouer sur les leviers dont je dispose à l’heure actuelle, ceux de la justice, pour faire en sorte que les droits soient défendus tout en gardant l’intérêt de l’Etat. Mais mon regard reste fixé sur les droits et les libertés. Mon ambition, c’est de participer à l’élargissement des libertés.
Revenons à Karim Wade. Quand on est le fils d’un ex-président de la République, est-ce qu’on est un justiciable comme un autre ?
C’est ce qui devrait être, mais ce n’est jamais facile. Ce qui est certain, c’est que le président Maki Sall s’est engagé à lutter contre toutes les formes d’impunité en ce qui concerne les crimes économiques et les crimes de sang. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une chasse aux sorcières, mais la justice doit passer. Elle doit être soucieuse des droits de la défense en écoutant la réalité des accusations. Je pense que, sur ce plan, je resterai vigilant pour tous ceux qui sont impliqués dans ce dossier et pour que leurs avocats puissent exprimer leur droit et utiliser l’ensemble des procédures que la justice sénégalaise prévoit afin que les droits de Karim Wade soient respectés.
Dans le dossier Habré, la cour de Justice de la CDAO a rejeté la demande de suspension de poursuite contre l’ex-dictateur tchadien. Votre réaction ?
Hissène Habré estimait que ses droits étaient violés par l’Etat du Sénégal. Je pense que c’était une mauvaise appréciation. Vous savez, cette affaire a connu beaucoup de rebondissements. Le Sénégal a une obligation internationale, découlant de la convention de 1984, qui l’oblige, en vertu du mécanisme de compétence universelle, soit à juger, soit à extrader Hissène Habré. C’est ce que la Cour internationale de Justice a rappelé au Sénégal. Et l’Afrique a demandé, via l’Union africaine, que ce soit au Sénégal de juger l'affaire. Le Sénégal s’y est engagé et un accord a été signé, l’année dernière, entre le Sénégal et l’Union Africaine. Cela a abouti à la création des chambres extraordinaires.
Le 15 juillet de cette année, 1015 victimes se sont constituées parties civiles. Est-ce que vous comprenez leur impatience à juger enfin Hissène Habré ?
Nous la comprenons d’autant que ces victimes attendent depuis maintenant vingt-trois ans. Il s’agit de savoir, maintenant, si les faits qui sont reprochés à Hissène Habré sont établis. La justice sénégalaise veillera à ce qu’un processus équitable lui soit assuré.
L’article 10 du statut des Chambres dispose que « La qualité officielle d’un accusé, soit comme chef d’État ou de gouvernement, soit comme haut fonctionnaire, ne l’exonère en aucun cas de sa responsabilité pénale […] ». Les juges d’instruction sont ainsi libres de poursuivre le président Déby pour des crimes internationaux présumés avoir été commis entre 1982 et 1990 (NDLR).
Lors de son arrestation, Hissène Habré s’est exclamé : « Pourquoi je dois être seul à être jugé ? » Quid de sa police secrète (DDS), des fonctionnaires et autres conseillers spéciaux ?
Quand on parle d’un procès, on doit pouvoir l’organiser de façon exemplaire au niveau des poursuites et de l’instruction, et ensuite au niveau du jugement lui-même. Hissène Habré a aussi dit : « Et pourquoi pas le président Deby ? Pourquoi pas les autres ? » Le président Deby vient de s’exprimer, pour dire qu’il est prêt à venir témoigner et à répondre à toutes les questions qui lui seront posées.
Y compris les questions embarrassantes ?
Il l’a dit. Il appartiendra aux juges qui sont maîtres de la procédure de savoir qui ils vont convoquer, qui ils vont inculper… Il va de soi que, dans le cas des procès qui portent sur des crimes internationaux, souvent, il y a des cas symboles qui sont jugés, et ceux-là, la justice tchadienne doit pouvoir les poursuivre de manière qu’il n’y ait pas le sentiment d'une justice à deux vitesses où certains sont poursuivis et d’autres non.
Le Sénégal et l’Union africaine ont conduit à un accord pour créer les Chambres africaines extraordinaires chargées de mener le procès au sein du système judiciaire sénégalais. (NDLR)
Ces chambres africaines, créées pour le jugement de Hissène Habré, ne pourraient-elles pas être réactivées pour d’autres cas ?
Ce n’est pas prévu. Pour le moment, ces chambres africaines concernent le jugement de Hissène Habré et de tous les complices, de toutes les personnes impliquées dans la perpétration des crimes qui ont eu lieu entre juin 1982 et décembre 1990. Mais ce qui est important, c’est que ces chambres vont être une forme de laboratoire pour permettre, demain, de juger l’ensemble des auteurs présumés de crimes internationaux, comme les crimes de guerre, les génocides. Sur ce plan-là, si le Sénégal réussit le test d’une bonne organisation, d’une justice impartiale, d’une justice où chaque partie a senti que les droits ont été respectés, alors je pense que cela va conforter l’image d’une justice africaine avec des juges à la compétence internationale pour s’occuper des questions qui heurtent la conscience universelle
La plupart des témoins se trouvent au Tchad. Comment collaborent les autorités tchadiennes pour l’avancée de l’enquête ?
A ce stade, elles collaborent bien. Mais je voudrais vous préciser que les victimes n’ayant pas eu de justice au Tchad et au Sénégal se sont adressées à la justice belge, et les autorités judiciaires belges avaient choisi le juge Fransen. Ce dernier a fait plusieurs missions au Tchad pendant quatre ans. Il a eu par conséquent à faire des investigations. Il a rencontré des milliers de victimes, il a réuni des preuves, des témoignages. Cela a constitué un dossier volumineux, à l’origine du mandat d’arrêt international qu’il avait lancé contre Hissène Habré au Sénégal en 2005 et qui avait valu son l’arrestation. Ce qui est certain, c’est que le Sénégal dispose d’un dossier très important, et que les juges sénégalais ont déjà conduit deux missions importantes pour aller recueillir les témoignages, aller sur les lieux des crimes, comme la piscine ou les fosses communes non loin de la périphérie de N’djamena.
La bonne marche, sinon la « réussite » du procès d’Hissène Habré, ce serait un moment fort, qui pourrait signer la fin de l’impunité en Afrique ?
Je pense que ce sera un grand signal pour tous ceux qui veulent gouverner par le meurtre et l’assassinat de leur peuple. Ce sera aussi un moment d’espoir pour les victimes africaines qui se disent que si elles n’ont pas la justice in situ, elles peuvent se déplacer pour l'avoir dans un autre pays. Tout ceux qui sont contre la justice internationale voient une occasion de constater que c’est un pays africain qui va juger un chef d’Etat présumé responsable des crimes internationaux. Sur ce plan là aussi, ce procès reste un véritable défi pour la justice sénégalaise. Je veillerai à ce que toutes les garanties et toutes les normes internationales soient respectées. Les droits d’Hissène Habré seront préservés, il les exercera, comme seront exercés le droit des victimes. Hissène Habré est dans une nouvelle prison à l’heure actuelle, dans de bonnes conditions de santé et de sécurité. Il faut que ce procès soit exemplaire sur tous les plans, qu’il soit historique.
A quelle date ? On évoque fin 2014, début 2015…
Ce sont des projections. Le rythme dépend des juges qui ne reçoivent d’ordre de personne, qui n’obéissent qu’à l’autorité de la loi. Et j’aimerais les laisser travailler.
Malgré tout, on peut envisager un horizon plus précis ?
Je ne veux pas que ce soit quelque chose de cadré, comme s’il s’agissait d’une chose imposée. Ce qui est certain, c’est que les juges sont sur le terrain et qu’ils font leur propres investigations pour pouvoir instruire à charge et à décharge. Nous allons vers un procès qui va sans doute rassurer et changer les justiciables africains, et surtout changer l’image qu’ils ont de leur justice, souvent considérée comme étant sous influence de l’exécutif.
Inculpation tardive
Pourquoi cette inculpation survient-elle 22 ans après la chute de Hissène Habré ?
Essentiellement à cause des atermoiements du régime de l’ancien président Abdoulaye Wade qui, pendant des années, a promis que le Sénégal allait juger Hissène Habré, mais qui n’a pas tenu sa promesse. Souvenez-vous, un an avant son départ du pouvoir, Abdoulaye
Wade a même menacé la communauté internationale d’extrader Hissène Habré vers le Tchad à la stupeur générale. Il y avait un hiatus entre les paroles et les actes : officiellement Wade avait accepté la mission que lui avait confiée l’Union africaine, à savoir juger Hissène Habré, mais en réalité il traînait des pieds, il ne faisait rien, notamment pour des raisons politiques. Plusieurs témoignages laissent à penser que Wade n’était pas insensible au lobby pro-Hissène Habré de Dakar, notamment au sein de la confrérie des
Mourides.
Cette inculpation survient quelques jours après la visite de Barack Obama...
Il est certain que la rencontre entre le président américain et un certain nombre de magistrats africains à Dakar a encouragé les magistrats de la Cour spéciale à mettre Hissène Habré en garde à vue deux jours plus tard. C’est sans doute plus qu’une coïncidence. Reste que cette décision n’a pas été prise par les seuls magistrats. Les autorités ont nécessairement donné leur accord sur une décision d’une telle portée politique et symbolique. Elles ont, évidemment, été informées et ont donné leur accord. On peut parler d’un “triangle” Mbacké Fall (procureur général des chambres africaines extraordinaires, NDLR) - Macky Sall - Barack Obama, dans lequel Hissène Habré s’est retrouvé pris comme dans une nasse.